Pour comprendre l’histoire de la lutte féministe et des femmes en Haïti, il nous faut d’emblée porter notre attention sur un point fondamental : « Femme » n’est pas un concept essentialiste. Cela veut dire qu’il nous faut prendre garde de ne pas croire que toutes les femmes en Haïti ont la même réalité, le même vécu, les mêmes besoins et surtout les mêmes rapports à l’histoire et aux pouvoirs (politique, économique, culturel, social).
Femme, comme ensemble, comprend des strates liées à des limites et des privilèges. L’histoire du féminisme en Haïti n’a jamais été racontée en tenant compte de la lutte des classes et nous pensons que si elle insiste à se porter seulement sur des acquis politiques et juridiques, elle risque d’éclipser une grande partie de la lutte des femmes.
Il y a des divergences d’ordre chronologique en ce qui a trait aux premiers moments des luttes féministes en Haïti. Certains auteurs considèrent 1803, d’autres 1934 et Madeleine Sylvain Bouchereau, dans Haïti et ses femmes, remonte jusqu’à la période précolombienne pour essayer de comprendre la vie des femmes à différents moments de notre histoire. Dans cette présentation de l’historique des luttes féministes, nous partons de 1803 à 2025. Quels ont été les revendications des féministes pionnières ? Quels sont leurs apports ? Et quelles sont les luttes actuelles ?
1803-1934
1791 à 1803 est un moment crucial de la lutte pour l’indépendance du pays, et l’implication des femmes dans la bataille est constatée à plusieurs niveaux. Elles étaient soldats, guérisseuses, infirmières, éducatrices, saboteuses, empoisonneuses, prêtresses vaudou.
Mais, « il est un fait que l’historiographie haïtienne est traversée par un profond biais androcentrique démontrant que la mémoire de la présence des femmes est peu valorisée dans l’histoire politique de cette société. En effet, Sabine Manigat et Évelyne Trouillot en avaient fait le constat en évoquant l’oblitération des femmes dans l’histoire de l’esclavage et de la révolution haïtienne de 1804. […] les rares fois où elles sont prises en considération, les femmes apparaissent généralement dans des rôles convenus pour des individus de sexe féminin. Par exemple, Catherine Flon est retenue comme héroïne nationale pour avoir cousu le drapeau en 1803. »[1]
Tout de suite après l’indépendance, les femmes ont été mises en marge de la société. La constitution de 1805, le code civil de 1825 ainsi que le code pénal de 1835 ont instauré une société patriarcale. La femme haïtienne sera considérée comme une mineure, n’ayant aucun droit civil et politique. Octobre 1867 a aussi connu une révolte des femmes contre l’ordre social. Mais comme le souligne Mirlande Manigat, en ce qui a trait à la participation des femmes aux luttes sociales qui ponctuent le long itinéraire d’Haïti, l’histoire a été silencieuse.[2]
1934-1986
Cette période est marquée par de grands événements historiques. De 1915 à 1934, nous avons connu l’occupation américaine. Cette période est aussi celle de l’essor du mouvement féministe en Haïti. Les luttes sont structurées et il y a l’émergence de regroupements de femmes. En 1926, sur la demande de sa section haïtienne, la Ligue Internationale des Femmes pour la Paix ouvre une enquête sur l’occupation américaine. Dans la même foulée, en 1934, nait la structure féministe pionnière d’Haïti, La ligue féminine d’Action Sociale qui crée un journal, La voix des femmes, un espace de revendications. Ces dernières sont multiples et très importantes : l’avancement physique, moral et intellectuel des femmes, l’ouverture d’écoles pour les filles, l’égalité salariale, l’égalité civile et politique. Deux mois après leur ouverture, l’administration de Sténio Vincent exige leur fermeture qui durera jusqu’à 1941 sous le gouvernement d’Élie Lescot.
En 1944, sous les houleuses revendications de la LFAS, un amendement constitutionnel octroie le droit d’éligibilité de manière partielle aux femmes, elles peuvent être candidates aux élections législatives et municipales mais sans droit de vote. « Il ne serait pas sage de conférer actuellement à la femme haïtienne le droit prééminent du suffrage » argumenta Elie Lescot. En 1946, sous Dumarsais Estimé, de nombreuses mobilisations féministes sont faites pour exiger le suffrage universel. En 1950, sous l’administration de Paul Eugène Magloire, après des années de lutte, la femme obtient enfin le droit de vote mais pas pour les élections présidentielles. On est à plus d’un siècle après l’indépendance, soit 146 ans.
En 1957, par une loi du 25 janvier, l’État accorde de manière totale le droit de vote aux femmes. Les élections de 1957 conduisent François Duvalier à la présidence. Madeleine Sylvain Bouchereau, cofondatrice de la LFAS, sera la première femme candidate au Sénat en 1957.
De 1957 à 1986, sous le régime des Duvalier, les organisations féministes sont ciblées et réprimées. Les militantes sont tuées, violées, exilées et leurs espaces de travail incendiés. Ironiquement, en 1981, en pleine dictature sanguinaire, l’État haïtien ratifia la Convention sur l’Élimination de toutes les Formes de Discrimination à l’égard des Femmes (CEDAW, CEDEF) de l’ONU.
Accordant la législation nationale à ce traité, un décret du 8 octobre 1982 donnant à la femme mariée un statut conforme à la constitution et éliminant les formes de discriminations à son égard modifie les droits civils et commerciaux de la femme. Ce décret marque un pas décisif pour les droits de la femme mariée en Haïti, en lui enlevant son statut de mineure. En 1971, Ertha Pascal Trouillot devint la première femme avocate du pays et aussi la première femme juge, membre de la Cour de cassation en 1986. Même si les organisations féministes étaient ciblées, de nouvelles structures sont nées pendant et après cette période oppressive. C’est le cas de Kay Fanm en 1984 et de SOFA (Solidarite Fanm Ayisyèn) le 22 février 1986.
1986 à nos jours
Le 3 avril est retenu comme la journée nationale des droits des femmes en Haïti. Le 3 avril 1986, des milliers de femmes dans tout le pays se sont mobilisées dans les rues pour revendiquer une place légitime dans la vie démocratique du pays. À Port-au-Prince seulement, on comptait 30 000 femmes. Cette journée est le symbole de trois éléments clés : le passage de la dictature à la démocratie, le renouveau des luttes féministes en Haïti et une marque de solidarité des femmes sur l’étendue du territoire pour une cause (liberté, émancipation des femmes, respect des droits des femmes) qui les dépasse.
« L’histoire de la lutte des femmes en Haïti, est aussi celle de la lutte pour la démocratie et contre les ingérences étrangères ».[3] Leur mobilisation pendant la période de l’occupation américaine, leur lutte pour l’égalité et la mobilisation du 3 avril sont autant d’éléments pouvant confirmer cette assertion. Cela est très important pour bien comprendre l’essence du féminisme en Haïti. Le slogan phare du 3 avril, « si pa gen jistis, pa p gen lapè », montre comment les luttes féministes en Haïti sont porteuses de revendications féministes, donc sociales et humaines. Les femmes de 1986, avaient compris que le respect des droits des femmes serait illusoire dans une société où les droits de chaque individu sont bafoués, tout comme la paix sociale serait un leurre dans une société où les revendications des femmes, largement majoritaires, ne sont pas prises en compte.
La période post 86 est marquée par des avancées très significatives. En 1987, le principe d’égalité est inscrit dans la constitution. En février 1988, Mirlande Manigat devient la première femme à siéger au Sénat. En 1990, Ertha Pascal Trouillot est nommée à la présidence provisoire et devient la première femme à occuper cette fonction. En 1994, le Ministère à la Condition Féminine et aux Droits des Femmes (MCFDF) est créé. En 1995, Claudette A. Werleigh, devient première femme chef de gouvernement en Haïti.
La même année, Haïti participe à la conférence de Beijing et ratifie en 1996 la Convention Interaméricaine pour la prévention, la sanction et l’élimination de toutes les formes de violence à l’égard des femmes, Belem Do Para (OEA). En 2005, un décret du 6 juillet modifie le régime des agressions sexuelles et dépénalise l’adultère féminin. En 2006, une loi électorale établit un quota minimal de 30% de présence féminine aux postes électoraux. Ce principe sera intégré à l’amendement constitutionnel de 2011 en son article 17.1. et 2014 marquera l’entrée en vigueur de la Loi sur la paternité, la maternité et la filiation qui consacre également l’égalité des filiations et la recherche de paternité.
Conclusion
Les luttes féministes actuelles prennent en compte les droits sexuels et reproductifs des femmes. Ces droits non considérés par l’État, impliquent la contraception, les soins liés à la maternité, la liberté sexuelle, les luttes contre les grossesses précoces et la dépénalisation de l’avortement.
Aussi, le quota de 30% exigé par la constitution n’est pas respecté. Par ailleurs, les femmes sont les victimes directes de cette insécurité généralisée qui amplifie leur situation de vulnérabilité. Elles sont tuées et/ou subissent régulièrement des viols collectifs dans les zones attaquées par des gangs et dans les camps. Les organismes de lutte féministe en Haïti continuent à intervenir auprès des filles et des femmes, à mener des plaidoyers pour leur respect, s’engageant corps et âmes pour une société plus juste et plus égalitaire.
Les périodes de crise et de bouleversements sont toujours porteuses de régressions et de violations des droits fondamentaux. Il est donc crucial pour les femmes de rester sur leur garde afin de protéger les acquis résultant de sacrifices et combats énormes.
[1] Sabine Lamour, Les fiyèt-Lalo (Fillettes-Lalo): un impensé de la mémoire de la dictature duvaliériste, p.189, paru dans Haïti de la dictature à la démocratie ? Mémoire d’encrier
[2] Julien Sainvil, Formation du mouvement féministe haïtien, [mémoire de master 1, Université Paris VIII], https://media.mouka.ht
[3] Denyse Côté, luttes féministes en Haïti, Mouka.ht