Si le décret du 8 octobre 1982, déjà dans son intitulé, veut donner à la femme un statut conforme à la constitution et éliminer les formes de discriminations à son égard, cela met en évidence au moins une chose approuvée par le législateur : c’est que discriminations, y en avaient. Les antiféministes ne comprennent pas toujours le bien-fondé d’une structure luttant pour l’égalité entre les hommes et les femmes en Haïti, puisque la société haïtienne, disent-ils, a toujours placé la femme «poto-mitan» au centre du foyer. Le combat féministe en Haïti serait donc un mimétisme pur de ce qui se fait ailleurs ou simplement une propagande au service du capitalisme.

Ces positions trouvent leur limite dans les différents textes légaux comme le code pénal, le code civil et les différentes constitutions handicapant nos droits civils et politiques en empêchant, parfois radicalement, à la femme d’être candidate et de pouvoir voter. Ce qui fait que les luttes féministes en Haïti n’existent pas seulement parce que cela se fait ailleurs, même si cela peut constituer une raison largement suffisante, mais parce qu’elles subissent des discriminations claires qu’une simple lecture du décret permet de prouver.

Un regard sur certains articles du code civil abrogés par le décret

Dans le code civil haïtien, mis à jour et annoté par le professeur Patrick Pierre Louis, le décret du 8 octobre est inséré au chapitre VI des « Droits et devoirs respectifs des époux » de la loi N°6 sur le mariage. Ce décret a le mérite de consacrer, à un certain degré, l’égalité entre l’homme et la femme dans le mariage. Ce qui est un pas important, puisqu’avant ce décret, la femme mariée était traitée comme une mineure, perdant par cet acte la jouissance libre de ses droits civils et politiques.

La place de subalterne liée à la femme mariée dans le code civil est limpide. Dès l’article 197 du code civil comme dans un verset biblique, le législateur pose : « Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari ». L’article 199 prescrivait que « la femme ne peut ester en jugement sans l’autorisation de son mari, quand même elle serait marchande publique, ou non commune, ou séparée de bien. »  Elle perdait en conséquence sa capacité juridique, ce qui découlait de son nouveau statut de mineure.  

Par ailleurs, l’article 201 mérite des réflexions profondes sur les rapports de pouvoir et d’inégalités entre les hommes et les femmes dont les traces restent palpables. Il est difficile de cerner complètement dans sa grande globalité la forte misogynie qui se cache derrière cette volonté d’exclure coûte que coûte le groupe des femmes. Les différences entre les hommes et les femmes n’ont jamais suffi à prouver des inégalités naturelles entre ces deux groupes. Notre entendement doit pouvoir nous aider à comprendre et à apprécier nos différences qui peuvent traduire une certaine complémentarité biologique pour la survie de l’espèce et qui ne peuvent en aucun cas être sources de discriminations.

 « La femme, même non commune ou séparée de biens, ne peut donner, aliéner, hypothéquer, acquérir à titre gratuit ou onéreux, sans le concours du mari dans l’acte ou son consentement par écrit. »[1]  Alors que la femme séparée de biens ne pouvait ni donner, ni hypothéquer ou même acquérir,  l’article 1206 du même code disposait que : « Le mari administre seul les biens de la communauté. Il peut les vendre, aliéner et hypothéquer, sans le concours de la femme. ». Cela est une aberration vertigineuse. Que le législateur interdise à la femme séparée de biens d’acquérir sans le consentement de son mari, et permette au mari en communauté de vendre sans le concours de la femme reste la preuve que les normes sont prises dans l’intérêt seul de ceux qui les font.

La législation haïtienne porte la marque d’un rapport de pouvoir asymétrique et de domination de l’homme sur la femme. La loi a toujours été un instrument de protection de la suprématie du groupe dominant et en Haïti du groupe qui le fait : les hommes…Les hommes riches. Nous sommes tous.tes d’accord que le système patriarcal capitaliste n’est pas non plus en faveur des hommes pauvres même s’ils bénéficient de certains privilèges en raison de leur sexe. Comme quoi, poser le problème des droits de la femme en Haïti doit se faire sur la base de réflexions prenant en compte les rapports de sexe ainsi que les rapports de classes.

Importance du décret du 8 octobre 1982

Le décret est important dans la mesure où il constitue une avancée capitale en termes de droits de la femme. Même si en réalité, la loi ne nous confère pas de droits, puisque naturels et inhérents, mais enlève plutôt des restrictions liées à leur jouissance. Le décret a deux grands mérites.

En premier lieu, la femme mariée n’est plus considérée comme mineure et devient donc dans le mariage, à l’instar de l’homme un être à part entière jouissant de l’ensemble des droits civils et politiques. Dans l’article 2, il est dit que « le mariage n’affecte plus la capacité des époux. La femme, à l’instar de l’homme a le plein exercice de sa capacité juridique » et par conséquent, l’article 5 du code de commerce est abrogé. La femme mariée ne pouvait être marchande publique sans le consentement de son mari. Elle ne pouvait avoir son propre commerce.[2]  Avec ce décret,  la femme n’est plus considérée comme mineure, mais l’existence antérieure de ce contrôle du pouvoir économique de la femme laisse des conséquences économiques et  financières indéniables, qui la placent dans la communauté la plus pauvre.

En second lieu, le décret a le mérite de tendre vers l’égalité de l’homme et de la femme dans le mariage. Il est à noter ici qu’il y a un vide juridique sur le concubinage très présent en Haïti, laissant la femme sans protection légale et perdant tout lors des ruptures ou des décès. Le régime de la communauté devrait peut-être s’élargir aux couples vivant dans le concubinage puisque la réalité nous montre pertinemment ce besoin.

Le décret pose dès l’article premier : « Le mariage crée entre le mari et la femme des droits réciproques : vie commune, fidélité, mesure et assistance. » Avec ce décret, les époux administrent désormais conjointement la communauté et chaque époux à l’administration et la jouissance de ses biens propres et peut librement en disposer. Ce qui avant, revenait dans les deux cas au mari seul.

Les mots évoqués dans ce décret sont assez intéressants et montrent la volonté de rompre avec le traitement subalterne de la femme. On retrouve donc réciproques/solidairement/ de concert/ commun accord/ ensemble et j’en passe. A l’article 12, la puissance paternelle est remplacée par l’autorité parentale. Le décret instruit une égalité entre l’homme et la femme dans le mariage et instaure des rapports plus équilibrés même s’il reste encore beaucoup de travail à faire.

Des limites

Les dispositions légales ne servent à rien sans une politique publique d’application prenant en compte la réalité du corps social qu’elles régissent. En outre, l’effectivité réelle nécessite une mobilisation des ressources de l’État vers les besoins des groupes minoritaires. Le mimétisme juridique, la désuétude de nos lois et la politique illégale d’abrogation des lois par des décrets prouvent la paresse étatique/législative face à laquelle nous faisons face. L’État doit mettre en place des mécanismes d’application et de protection des droits. Les droits économiques des femmes ne peuvent être réels avec la prise en charge exclusive des tâches ménagères,  la double journée,  l’inégalité salariale, les métiers réservés aux femmes, les architectures ne s’adaptant pas aux besoins des femmes, les harcèlements sur le lieu du travail, les limites administratives liées à la maternité, l’impunité, les discriminations systémiques, l’absence du contrôle réel de la femme sur son corps, incluant la maitrise des contraceptions et la négociation de sa vie sexuelle. Le respect du quota de 30 % de femmes exigé par la constitution peut nous aider à avoir plus de femmes dans les espaces décisionnels même si leur présence est creuse si elles ne s’en servent pas pour porter les revendications des femmes.

Le décret du 8 octobre a délibérément laissé certains articles discriminatoires du code Civil. Nous pensons ici à l’article 216 du code civil traitant l’adultère. Le législateur a toujours été trop indulgent envers l’infidélité de l’Homme. Le problème du domicile conjugal aussi reste entier. L’expression « le mot du mari prévaut » évoqué à l’article 8 du décret porte encore des couilles. Il n y a aucune raison de faire prévaloir le mot du mari en cas de désaccord  dans le cadre de gestion de la communauté.[3] Le décret bien qu’important a aussi des limites que nous devons prendre en compte dans nos combats présents et à venir.

En somme, il est important de rappeler que les droits acquis sont fragiles et les stigmatisations ont la vie dure. Si dans le partage des richesses en Haïti, il y a un immense clivage entre le patrimoine des hommes riches et celui presqu’inexistant des hommes pauvres, les femmes n’ont encore qu’une infime partie de ceux laissés aux hommes pauvres et parfois rien du tout.  » 80%, des plus pauvres ne possèdent que 10 % de la richesse nationale ».[4]  Les femmes généralement ne laissent aucun héritage que ce soit matériel ou immatériel comme le nom. Il est important de connaitre ces exclusions, de chercher à les comprendre, de tout faire pour exiger l’État à considérer les revendications actuelles des femmes, mais surtout tout faire pour ne pas voir miraculeusement nos droits régresser.


[1] Article 201 du code civil. (Abrogé)

[2] « La femme ne peut être marchande publique, sans le consentement de son mari » article 5 du code de commerce. (Abrogé)

[3] « Les époux administrent conjointement la communauté. En cas de désaccord, le mot du mari prévaut … »

[4] Être pauvre en Haïti. Journals.open.org (ONPES et banque mondiale 2014)

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