Je les ai croisés dans les couloirs des facultés, dans les atè plat au coin des rues montantes de Jacmel, dans les bibliothèques pas trop bavardes comme des chapelles vides. Ils sont une dizaine. Peut-être plus. Étudiants en droit, en sciences infirmières, en mathématiques ou en informatique. Leur point commun ? Ils ont confié leur plume à une machine. Ils disent sans détour : “C’est ChatGPT qui écrit pour moi.”
À les entendre, ce n’est plus une aide, c’est un réflexe. Une habitude. Une addiction déguisée en modernité. Un jour, l’un d’eux m’a confié : “Je n’écris plus mes dissertations. Je donne juste des instructions, et le texte sort comme par magie.” Et je l’ai regardé. Non pas avec reproche, mais avec un mélange de vertige et de tristesse. Comme si une époque venait de rendre l’âme.
Je me suis souvenu de nos heures de galère, de ces nuits où le stylo grattait le papier, où chaque phrase était une conquête, une bataille contre le vide. George Orwell écrivait : “Si les gens ne peuvent pas bien écrire, ils ne peuvent pas bien penser, et s’ils ne peuvent pas bien penser, d’autres réfléchiront à leur place.”. Mais que devient l’acte d’écrire quand il est délégué à une intelligence qui ne tremble jamais ?
Il faut bien le dire : le temps a changé. Les outils aussi. Et ici, l’école n’a pas toujours su suivre le rythme. Les jeunes vivent dans un bain numérique constant. Le smartphone est devenu un prolongement du cerveau. Et ChatGPT, ce compagnon oblatif, est désormais l’auteur fantôme de milliers de devoirs universitaires. À Jacmel, dans certaines universités, dans quelques lycées, une génération est en train de naître : la génération promptanée — celle qui ne cherche plus, mais qui demande ; celle qui ne rature plus, mais qui copie-colle.
Je ne dis pas cela pour accuser. Mais pour questionner. Pour m’inquiéter. Car cette dépendance a des allures de soumission douce. Une soumission au confort, à la facilité, à l’oubli de soi. Orwell nous rappelle : “La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Lorsque cela est accordé, le reste suit.” . Et je me demande si, à force de ne plus penser, cette génération ne risque pas de devenir étrangère à sa propre parole.
Certains éducateurs y voient une révolution de l’apprentissage. Une autre manière d’apprendre, d’organiser sa pensée. Peut-être. Mais une révolution sans résistance, est-ce encore une révolution ? Quand l’élève ne devient plus qu’un opérateur de commande, où est passée la joie de la lenteur, la beauté du doute, la sueur du premier jet ?
Il ne s’agit pas d’interdire ChatGPT. Ce serait absurde. L’outil existe, et il existera. Mais il faut repenser l’école. Repenser la place de l’écrit. Repenser la posture de l’enseignant. Il ne s’agit plus seulement de transmettre des savoirs, mais de former des consciences critiques face à des outils qui pensent à notre place.
L’écrivain haïtien Lyonel Trouillot disait : “Il n’y a d’écriture que politique.”. Or, que reste-t-il de cette responsabilité quand l’écriture devient automatique ( nous sommes bien loin de l’élan que préconisaient les surréalistes du XXe siècle), quand la pensée se délègue à l’algorithme, et que les jeunes, nos jeunes, nos enfants, deviennent peu à peu des porteurs d’instructions, des utilisateurs d’idées formatées ?
Il faudra bien, un jour, que l’on parle. Non dans le vacarme des jugements, mais dans la clarté inquiète de certaines personnes. Il faudra bien nommer cette fatigue de penser, cette dépendance invisible, cette manière de vivre assistée par prompt, où l’on ne cherche plus, mais où l’on exécute.
En attendant qu’on fasse une lumière plus profonde sur le tumulte numérique d’ici, que cette génération qui converse davantage avec des interfaces qu’avec sa propre mémoire retrouve le goût lent des voix intérieures, il ne faut ni condamner ni moquer. Il faut, dans la patience, lui tendre la main. Et lui murmurer ceci : penser, écrire, ce n’est pas déléguer sa présence à l’algorithme. C’est reprendre souffle. C’est tracer, dans la nuit du monde, des mots — parfois maladroits, parfois blessés — qui disent qu’on était là, que l’on a douté, qu’on a aimé.
Des mots qui ne nous demandent pas de cliquer pour prouver que nous ne sommes pas des robots, mais qui, tout simplement, nous reconnaissent comme humains.