Les déplacements internes provoqués par la violence des gangs ont atteint plus d’un demi-million de personnes en juillet 2024. Cela représente une augmentation inédite de 60 % depuis le mois de mars, selon les données de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) publiées le 2 juillet. Cette augmentation des déplacements est le résultat direct de la montée de la violence qui a atteint des niveaux sans précédent, en février, lors des attaques coordonnées de la coalition de gangs « VIV ANSANM » (Vivre ensemble). Alors que la violence s’intensifie et que le nombre de personnes augmente, les citoyens continuent de s’adapter, faisant preuve de détermination à survivre dans des sites d’hébergement de fortune.

Les affrontements entre gangs ainsi que leurs incursions meurtrières à Port-au-Prince et dans des villes de province ont aggravé la crise humanitaire en Haïti. Près de 580 000 personnes ont été déplacées, dont 310 000 femmes et filles et 180 000 enfants. Selon l’OIM, 80 % d’entre elles sont hébergées dans des familles d’accueil, tandis que 20 % sont dispersées dans plus de 114 sites de fortune, pour la plupart des écoles, des églises et des places publiques. Ces déplacés sont confrontés à des conditions de surpopulation, à une hygiène et à des installations sanitaires de base “inadéquates”, tandis que les organisations locales et internationales peinent à fournir une aide efficace, loin d’être satisfaisante vu le niveau des besoins.

Une dizaine de déplacés ont partagé avec notre rédaction leur terrible histoire de survie après deux mois de suivi dans différents centres d’hébergement du centre-ville. Des histoires jonglant entre complainte et espoir. Rose (un nom d’emprunt), une femme de 66 ans vivant dans un centre au centre-ville, se sent épuisée et désespérée. « Je ne peux pas continuer à vivre comme ça. Ce n’est pas digne d’un être humain. Je vivais bien chez moi, aujourd’hui je dors par terre », a-t-elle déclaré avant de fondre en larmes. « Quel genre de nation sommes-nous ? Nous ne luttons pas contre des étrangers. C’est à cause de l’ambition de nos propres frères que nous vivons ainsi. Si je mange de la poussière ici, c’est à cause des gangs ». Aujourd’hui, elle dit attendre la mort. « Je vous assure que parfois, j’ai l’impression qu’elle est proche ! Dieu devrait m’ôter la vie le plus vite possible. Ce serait une délivrance. J’ai travaillé trop dur pour finir comme ça à cause de mes propres frères », a-t-elle déclaré, le cœur rempli d’amertume. »

Violences, conflits et déplacements forcés

La violence gangrène la capitale haïtienne depuis avant l’assassinat du président Jovenel Moïse le 7 février 2021, mais c’est en mars 2023 et 2024 que la situation a pris une tournure encore plus tragique. Les gangs ont pris le contrôle de la majeure partie de la capitale, poursuivant leur règne de terreur. En février 2024, la coalition de gangs « Viv Ansanm », une alliance des chefs de gangs, déclenche une escalade dramatique de la violence dans les quartiers du sud, en particulier à Carrefour et Gressier, selon la Plateforme Nationale pour le Progrès des Droits Humains (PNPDH). Entre le 9 février et le 25 juin, près de 75 personnes ont été tuées à Carrefour et six à Gressier, où les deux tiers des maisons ont été abandonnées.Au cours de la même période, au Bas-Delmas, presque tous les habitants ont fui, alors que les assaillants ont incendié et pillé des dizaines de maisons à Delmas 3, 5, 24, 26, 28 et Solino.  Ils ont également incendié les deux principaux sous-commissariats de la zone, Delmas 3 et Delmas 28, laissant la zone en ruines.

Le chaos qui règne à Port-au-Prince sous l’état de siège de la coalition « Viv Ansanm » est indéniable. Les rues, autrefois animées, sont désormais enveloppées de peur et d’incertitude. Les gens évitent les zones notoirement contrôlées par les gangs, où même la police nationale hésite à intervenir. 

La vie nocturne est quasiment inexistante, les rues se vident dès le coucher du soleil, laissant place à l’obscurité et à la tension. Les rares lumières qui persistent proviennent souvent d’incendies soudains dans les banlieues, signalant de nouvelles attaques de gangs. Une peur constante s’empare des communes et quartiers voisins, notamment à Solino, un quartier à cheval sur les communes de Port-au-Prince et Delmas.

À Solino, la résistance communautaire aux attaques des gangs de Bel-Air dirigés par Kempes et plus récemment de Bas-Delmas dirigés par Jimmy Chérisier alias Barbecue est rude depuis plus d’un an. Bien qu’une grande majorité de la population se soit réfugiée dans des lieux proches comme les églises et les écoles, les attaques n’ont pas réussi à faire fuir tout le monde.  À l’inverse, des quartiers comme Carrefour-Feuille ont vu des milliers d’habitants fuir les bandes de la « Team Ascenseur » entre le 4 et le 16 août 2023.

En effet, des bandits de Grand-Ravine dirigés par Renel Destina alias Tilapli ont envahi plusieurs quartiers de la région sud de Port-au-Prince, notamment : Savanne Pistache, Saye, Fouchar, Decayette et Anba Figue. Ils ont tué au moins 54 personnes et déplacé des milliers de personnes, qui sont désormais hébergées dans diverses écoles et institutions académiques devenues des camps de fortune pour les déplacés, selon le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH). Beaucoup de ces personnes vivent au lycée Anténor Firmin, au ministère de la Communication, au lycée Fritz Pierre Louis et à la Faculté de linguistique appliquée (FLA).

En mai 2024, malgré les appels de Bruno Maes, coordinateur par intérim du Bureau des affaires humanitaires des Nations Unies, à cesser les violences et à autoriser l’aide humanitaire, les membres des gangs ont continué à faire régner la terreur. Ils ont intensifié leurs assauts, de jour comme de nuit, par exemple à Solino. Malgré la résistance d’une communauté dévouée de policiers résidents et de jeunes, le quartier reste sous la menace constante des groupes armés.

Pour se prémunir des attaques, les habitants ont installé des alarmes et des barricades à chaque entrée et sortie du quartier, une situation qui s’apparente dans de nombreux autres quartiers convoités. Selon un article d’Ayibpost, au moins une dizaine de barricades ont été érigées aux entrées de plusieurs quartiers de la zone métropolitaine de Port-au-Prince. Cette initiative populaire met en évidence l’indifférence des autorités, obligeant les citoyens à prendre leurs propres mesures pour se protéger. Mais ces mesures ne suffisent pas toujours à freiner les ambitions croissantes des gangs. 

Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’homme, près de 2 500 personnes, dont au moins 82 enfants, ont été tuées ou blessées dans des violences liées aux gangs au cours du premier trimestre de l’année 2024. En juillet 2023, le RNDDH a signalé 75 cas de meurtre dans des communes telles que Croix-des-Bouquet, Pétion-Ville, Tabarre, Port-au-Prince et Carrefour, avec des troubles importants également signalés dans le département de l’Artibonite, où des centaines d’habitants ont fui.

Les chiffres du déplacement interne, une tendance à la hausse

OIM surveille depuis plusieurs années les déplacements internes dans différentes régions du pays, publiant une douzaine de rapports sur l’évolution de leur situation entre 2022 et 2024. Selon leurs données de suivi, en collaboration avec la Direction Générale de la Protection Civile (DGPC), une agence gouvernementale dépendant du Ministère de l’Intérieur et des Collectivités Territoriales (MICT), le nombre de personnes déplacées par la violence des gangs a été estimé à 96 000 entre juin et août 2022. Ce chiffre a ensuite triplé en moins de cinq mois.

  • Mars 127,977
  • Juin: 130,884
  • Juillet:143,209

En juillet, la situation s’est de nouveau aggravée, l’OIM étant estimée à environ 143 209 personnes déplacées, réparties en 32 527 familles à l’ouest seulement, dont la moitié sont des enfants.

  • Port-au-Prince: 48,615 
  • Delmas: 39,978
  • Cité-Soleil: 17,118
  • Croix-des-Bouquet: 7,026
  • Tabarre: 5,807

Toutes, des zones contrôlées par des chefs de gangs. Ces graphiques sont construits à partir des données de l’OIM sinon, le pourcentage exprimé est le rapport d’une seule unité sur le nombre total d’unités considérées. Les autres communes concernées sont Pétion-Ville, Thomazeau et Cornillon Grand-Bois.

  • Mars: 116,000 
  • Juin: 270,000

Selon un autre rapport de l’OIM publié le 24 juillet 2024, 95 % des déplacements internes sont dus à la violence des gangs. Philippe Branchat, chef de mission en Haïti pour l’organisation, a noté que ces chiffres reflètent des années d’escalade de la violence, qui a culminé en février, avec un impact humanitaire catastrophique. Le nombre de personnes déplacées dans la région du Sud a doublé en quatre mois.

Survivre sur le bord : la vie dans des abris surpeuplés 

Dans un abri de fortune à la Faculté de linguistique appliquée (FLA), à la rue Dufort,  plusieurs dizaines de familles vivent dans des conditions exiguës depuis début mars 2024. Les familles sont logées dans des pièces initialement destinées à 60 à 70 étudiants, désormais les pièces sont divisées par des draps. Jean Louis est le Secrétaire Général du comité qui supervise la gestion interne. Il y en a un dans tous les sites, y compris ceux où des agents gouvernementaux sont présents. Le comité s’occupe, entre autres, de la communication des visites humanitaires et la gestion des conflits.

Façade de la Faculté de Linguistique Appliquée (FLA) à la rue Dufort, BP.668, P-au-P. Photo/© Stevenson CHÉRY

Jean Louis souligne que la faim est leur problème principal. « La plupart des gens ici n’avaient pas d’emploi auparavant, ceux qui en avaient de petites entreprises ou travaillaient dans des  marchés sont maintenant au chômage. Ils ont besoin de nourriture. Alors que les organisations fournissent des soins de santé, les gens d’ici ont faim», a-t-il déclaré, représentant les 315 familles sur les 1,282 personnes vivant actuellement rue Dufort selon leur propre recensement. 

La Faculté est en rénovation depuis un an, et dans l’un des blocs sanitaires inachevés au premier étage, une mère de cinq enfants, Darlène (un pseudonyme), essaie de se débrouiller. Une jeune femme courageuse aux prises avec des problèmes cardiaques, elle fait face à des défis quotidiens pour équilibrer la nécessité de nourrir ses enfants, de gérer sa maladie et de faire face aux mauvaises conditions de vie. Originaire de Carrefour-Feuille, elle a été déplacée par des attaques de gangs en août 2023. Après s’être échappée de justesse, elle a d’abord cherché refuge au lycée Marie Jeanne, où les conditions étaient mauvaises. Elle a ensuite déménagé à l’École Nationale Lespinasse, une école primaire publique, avec d’autres familles déplacées.  Elle a cependant été contrainte de quitter les lieux en raison de l’escalade des tensions entre la Police et les groupes armés à proximité  du palais présidentiel, début mars.

Alors que Darlène raconte son épreuve, sa plus jeune fille sanglote, accablée à la vue des larmes de sa mère. Le futur bloc de toilettes au premier étage de la FLA est devenu leur maison de fortune. À l’entrée, une petite table à côté de l’escalier est encombrée de gallons d’alcool, entourés de biscuits, de sucreries et d’autres friandises. À côté de la table se trouve une glacière igloo remplie de boissons et d’eau ; la modeste tentative de Darlène pour subvenir aux besoins de ses enfants. À l’intérieur, un réchaud à charbon prêt  pour le feu du petit-déjeuner. Ses enfants n’avaient rien mangé ce jour-là.

Darlène est une mère fragile mais déterminée, elle veut à tout prix éviter les files d’attente pour l’aide humanitaire en raison de sa santé, mais reste concentrée sur la survie de ses enfants après la mort de leur père. Son mari était retourné à Carrefour-Feuille pour récupérer des affaires lorsque des bandits l’ont tué puis brûlé leur maison. « On peut imaginer que ces hommes avaient une raison de commettre une telle atrocité. Ce qui est fait est fait, dit-elle, résigné. « Je n’ai personne sur qui compter maintenant, je dois me battre pour la survie de mes enfants. » a-t-elle déclaré, malgré ses problèmes cardiaques. 

Aujourd’hui, sa plus grande préoccupation est l’éducation de ses enfants.  « J’essaie de survivre avec mes enfants, mais malheureusement ils ne peuvent pas aller à l’école », dit-t-elle, exprimant son désir de partir à la campagne. Cependant, les deux principales routes nationales reliant la capitale aux villes de province sont contrôlées par des groupes armés qui ont installé des postes de péage, augmentant considérablement les coûts de transport. Certaines organisations aident des familles à se reloger hors de la capitale, mais Darlène n’a pas encore trouvé cette aide. 

Des tentes abritent des dizaines de déplacés internes sur le toit du Ministère de la Communication. Photo/© Stevenson CHÉRY

De nombreuses personnes ont fui vers les provinces, selon les rapports de l’OIM, notamment Joshua (un pseudonyme), un comptable de 29 ans. Après avoir passé 15 ans à la Route de Frères près de l’Académie de police, une zone contrôlée par le gang « Kraze Baryè » dirigé par Vitelhomme Innocent, il a été contraint de fuir vers le Sud-est avec sa femme et son fils de 4 ans, il y a un an. Un matin, alors qu’il se rendait au travail, des hommes encagoulés l’ont menacé avec une arme à feu. « À l’époque, je travaillais dans un bureau de change et je me suis vite senti pris pour cible », a-t-il raconté lors d’un entretien au téléphone. Sur les conseils de ses proches, il a dû quitter la zone et a déménagé à Jacmel, sa ville natale, qu’il décrit comme un havre de paix. Mais il doit recommencer sa vie là-bas où il est au chômage depuis son arrivée. 

Pour Joshua, le déménagement à Jacmel a apporté une sécurité physique, mais tout le monde n’a pas cette chance. De nombreux déplacés vivant dans des abris temporaires envisagent de prendre les routes nationales pour trouver la sécurité. 

Marguerite (un pseudonyme), une femme d’une soixantaine d’années qui vit depuis plusieurs mois dans l’arrière-cour du ministère de la Communication, a exprimé son désir de partir également. « Ce dont j’ai besoin en ce moment, c’est de quitter la capitale, de rejoindre des proches en province et d’attendre ma mort tranquillement. Port-au-Prince n’est plus un endroit pour moi », a-t-elle déclaré. La vielle femme perd peu à peu sa mobilité. 

Assise avec trois amis, elle a partagé des aperçus de leur quotidien. « Ici, la survie dépend de la solidarité. Nous n’avons rien, et quand nous trouvons quelque chose, nous le partageons », a-t-elle expliqué.

Pour le petit cercle de femmes qui entoure Marguerite, la solidarité est de mise. Elles dorment toutes dans la même chambre et partagent tout ce qu’elles trouvent. « Tout ce dont l’une d’entre nous bénéficie appartient à chacune d’entre nous. C’est ainsi qu’il faut vivre si l’on veut survivre », dit-elle. Beaucoup d’entre elles pensent que la solution à leur situation est de rentrer chez elles. 

À côté d’elles, Dieussibon (un pseudonyme) réside dans la carcasse d’une vieille voiture dans la cour. Son périple a été plus long et plus ardu, notamment en raison de son handicap au pied suite à un accident de voiture. Cet ancien chauffeur a fui plusieurs quartiers, d’abord à Pernier dans la commune de Tabarre, où sa maison a été complètement détruite. Il s’est ensuite installé à Carrefour-Feuille mais n’a pas pu rester en raison de l’exode massif au quartier.  Père de deux filles de 13 et 16 ans, Dieussibon est séparé d’elles car il n’a pas les moyens de les nourrir. Elles sont chez des proches, tandis que lui reste seul, manquant de tout.  Pour lui, la plus grande aide serait un logement et les moyens de démarrer une petite entreprise, lui permettant de reprendre confiance en lui et de subvenir aux besoins de ses adolescentes.

Une femme vendant des produits alimentaires sur la cour du site d’hébergement au Ministère de la Communication. Photo/©Stevenson CHÉRY
Défis autour de l’ état civil des déplacés internes 

Selon Maître Camille Occius, directeur exécutif de l’Organisation Citoyenneté pour une Nouvelle Haïti (OCNH), l’état civil des personnes déplacées dans ces sites est alarmant, aggravant leurs problèmes de droits fondamentaux. De nombreuses personnes ont perdu leurs documents d’identité en fuyant les violences, une situation qui a considérablement entravé leur capacité à jouir de leurs droits fondamentaux, a-t-il expliqué lors d’une entrevue dans son bureau.

Selon le défenseur des droits humains, l’absence de documents d’identité a de graves répercussions sur les droits socio-économiques des personnes déplacées, la carte nationale d’identité étant cruciale pour accéder à l’aide humanitaire. Pour remédier à ce problème, l’organisation a exhorté le gouvernement à déployer des unités mobiles dans les sites pour enregistrer et délivrer rapidement des documents d’identité. Il s’agit d’une obligation imposée par le décret présidentiel du 26 mai 2006, article 1, alinéa 1. De plus, au milieu du chaos et de l’incertitude généralisée dans la capitale, l’organisation a souligné que lors des contrôles de police, ne pas pouvoir présenter un document d’identité peut conduire à l’incarcération voire à l’exécution.

Sur 12 633 personnes interrogées sur cinq sites, 733 personnes ont perdu au moins un document d’identité, soit un total de 952 documents perdus, dont des cartes nationales d’identité, des actes de naissance et des passeports. Dans le cadre de ses efforts, l’organisation a aidé 84 personnes à remplacer leurs documents. Bien qu’il s’agisse d’une réponse modeste, M. Camille Occius promet de continuer à aider les personnes déplacées en plaidant auprès des autorités gouvernementales.

La résilience, la clé de la survie

Le lycée Marie Jeanne est un refuge majeur pour les déplacés internes du centre-ville, abritant 6 261 personnes, dont 2 309 femmes. Ce site, comme le Ministère de la Communication, est marqué par une extrême précarité, les résidents vivant dans des tentes, de petites maisons préfabriquées sur la cour ou les toîts. Malgré les conditions difficiles, la cour intérieure grouille d’activités, avec des stands vendant des frites et des fruits. Cette scène est typique de nombreux sites d’hébergement que nous avons visités, notamment le lycée Marie Jeanne à l’impasse Lavaud ou le lycée Anténor Firmin sur l’avenue Charles Summer à proximité du ministère de la Justice et de la Sécurité Publique (MJSP). De nombreuses familles ont installé de petits commerces pour survivre dans des conditions difficiles.

Site d’hébergement au Lycée Marie Jeanne à l’impasse Lavaud. Photo/©Stevenson CHÉRY

Reneld est responsable de communication du comité du site Marie Jeanne, où de nombreux résidents, principalement ceux de Carrefour-Feuille, de la rue de la Réunion et de Solino se sont installés en lançant de petits commerces pour subvenir à leurs besoins et retrouver une certaine stabilité économique. La plupart des personnes déplacées qui nous ont parlé ont exprimé un fort désir de développer leurs propres activités commerciales. Par exemple, Rose, la femme de 66 ans mentionnée plus haut, elle aussi espère commencer à vendre des cacahuètes pour éviter de mendier pour survivre.

D’après les responsables du comité, même si les interventions des ONG améliorent actuellement les conditions de vie, des stratégies à long terme sont essentielles. Reneld explique que les organisations devraient se concentrer sur des solutions durables, comme la fourniture de formations pour favoriser la créativité et l’autonomie, en plus d’offrir des transferts d’argent ou d’autres formes d’aide.  « Par exemple, un jeune parent avec deux ou trois enfants pourrait dépenser rapidement la totalité d’un transfert d’argent, mais s’il était formé à créer des objets de valeur, il pourrait utiliser l’argent plus judicieusement et subvenir à ses besoins plus longtemps », a déclaré Reneld, plaidant pour un soutien visant à donner aux familles les moyens de devenir autonomes, car beaucoup sont désireuses de construire leur propre avenir.

La réponse des organisations locales et internationales 

Jessica Jérôme est Directrice Exécutive du Conseil National des Jeunes Leaders – Chics (CNJL-C), une organisation chrétienne dédiée au développement du leadership. Elle a partagé des informations sur les efforts de son organisation pour soutenir les familles dans les sites d’hébergement,  soulignant leur engagement à « réduire leurs souffrances et à préserver leur dignité » par la solidarité et l’empathie.

« Le CNJL-C n’intervient pas toujours directement dans les camps, nous soutenons les partenaires qui le font », a déclaré Jérôme. Ce soutien comprend la préparation de kits pour les réfugiés et l’aide à leur distribution. « Nous avons aidé des personnes dans une douzaine de sites, notamment le camp de l’église méthodiste de Delmas 95, l’école nationale de Colombie, le camp Darius Denis, le camp Kay Pasteur, le séminaire nazaréen d’Haïti et celui de la Route de Frères », a-t-elle dénombré. La plupart des bénéficiaires ont reçu des kits alimentaires contenant des provisions pour un ménage de cinq personnes pendant environ un mois, selon les estimations de l’organisation. Les kits comprenaient généralement des articles tels que du sel, du riz, du maïs, du sucre, du lait et du hareng.  Ces efforts ont été rendus possibles grâce à leur partenaire international, « Samaritan’s Purse », et aux membres bénévoles de l’organisation.

Malgré ses interventions, la jeune organisation estime qu’en définitive, c’est à l’État d’agir, selon le principe 28 des Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur pays. « L’État haïtien doit créer les conditions propices au retour sûr et digne des personnes déplacées dans leurs foyers, ou faciliter leur réinstallation volontaire dans une autre partie du pays, et fournir les moyens nécessaires à cet effet », a-t-elle déclaré. 

Jean Julien Jimmy est le coordonnateur technique du département Ouest de la Direction Générale de la Protection Civile (DGPC) qui gère les risques de catastrophes et coordonne les interventions sur les sites d’accueil. Nous nous sommes entretenus avec lui dans une tente-abri. Des agents de la DGPC sont présents dans plus de 37 sites à l’Ouest et dans d’autres parties du pays, assurant la « gestion des déplacés » et menant les interventions des ONG. Travaillant en étroite collaboration avec l’OIM, Jimmy affirme lutter pour la survie des déplacés.  « Nous faisons ce qu’il faut, même si les réponses n’arrivent pas toujours à temps ou ne répondent pas aux attentes », a-t-il déclaré. Il a affirmé que la mairie de Port-au-Prince et la DGPC disposent d’ un plan de réponse, sans toutefois en dévoiler les détails. Il a souligné qu’il existe un vaste plan pour répondre aux besoins des populations, comme par exemple, faciliter l’aide à ceux qui décident de se déplacer en province. La protection civile peut assurer le suivi de leur situation à travers les bureaux régionaux. Quant au retour éventuel des déplacés dans leurs foyers, il dépend entièrement de la situation sécuritaire.

De nombreuses organisations ont tenté d’apporter des solutions. L’Agence Adventiste de Développement et de Secours (ADRA), une organisation internationale de l’Église adventiste du septième jour, est intervenue en 2021 à travers plusieurs projets de réinstallation en collaboration avec l’OIM. 

Le Programme alimentaire mondial (PAM) a été particulièrement actif cette année. Selon un rapport d’intervention publié en mai 2024, 735 639 personnes ont été assistées avec plus de 2,7 millions de dollars de transferts et 1 837 tonnes de nourriture. »  En outre, un programme d’urgence a permis de venir en aide à plus de 189 840 personnes, avec 1 094 tonnes de nourriture, dont 256 237 repas chauds pour 38 130 personnes. La majorité d’entre elles étaient des personnes déplacées, dont 28 457 dans la zone métropolitaine. Le rapport mentionne également 1,46 million de dollars de transferts en espèces à 60 710 personnes, y compris les  déplacés internes. 

Une femme fait la lessive dans une pièce partagée entre une dizaine de déplacés internes hébergés à la Faculté de Linguistique Appliquée. Photo/©Stevenson CHÉRY

Dans le cadre de ses activités de résilience, le PAM a signalé des efforts de réhabilitation et de reconstruction des actifs communautaires touchant près de 3 669 familles, totalisant 553 135 $ et impactant 18 345 personnes à l’échelle nationale. Du 18 au 21 mai, 32 tonnes de fournitures médicales et non alimentaires ont été débarquées en Haïti pour la réponse aux personnes déplacées et pour les opérations de l’UNICEF et de l’OIM, a écrit le PAM dans son « Plan stratégique de pays (2024-2028).  De son côté, L’OIM a précisé que diverses formes d’aide sont fournies, notamment une aide au loyer principalement supervisée par la DGPC et l’UCLBP (Unité de Construction de Logements et de Bâtiments Publiques). 

« Cette assistance suit les directives du cluster des abris et des éléments non alimentaires », a déclaré l’OIM. Les directives actuelles allouent environ 50 000 gourdes ( soit 300 USD) pour le loyer et un maximum de 18 500 gourdes ( soit 100 USD) supplémentaires pour aider avec d’autres frais. « En 2023, 7 896 personnes ont bénéficié d’un soutien pour leur déménagement. 

Depuis janvier 2024, plus de 3 000 personnes déplacées ont bénéficié d’une aide à la location », a précisé l’Organisation International pour les Migrations. En février dernier, elle a fourni près de 5 millions de litres d’eau potable à environ 25 000 personnes et a rénové 22 pompes manuelles. Plus de 37 000 personnes ont reçu des secours tels que des couvertures, des réservoirs d’eau, des lampes solaires, des ustensiles de cuisine et des feuilles de plastique. Des cliniques mobiles ont été déployées pour offrir une assistance médicale à 18 000 personnes et une assistance psychosociale grâce à une ligne téléphonique gratuite dans chaque camp.

Une politique publique bien définie pour résoudre le problème

Selon le défenseur des Droits humains, Maître Camille Occius, l’État a l’obligation de mettre en œuvre une politique de logement décent pour ses citoyens. Si les organisations de la société civile peuvent continuer à identifier les victimes pour faciliter l’intervention de l’État, « c’est à l’État d’instaurer la confiance ». Maître Occius souligne l’urgence de la situation, déplorant que les gouvernements qui se sont succédés n’ont pas fait grand chose pour faciliter le retour des personnes déplacées dans leurs foyers. 

Le nouveau gouvernement de transition, composé d’un conseil de neuf présidents, dont deux observateurs et un Premier ministre, a promis de reprendre le contrôle et d’opérer des changements. Ces promesses font écho à celles de l’ancien Premier ministre Ariel Henry, qui, après 30 mois au pouvoir, n’a pas réussi à obtenir de résultats tangibles. 

Le nouveau chef du gouvernement, Garry Conille, qui a pris ses fonctions il y a deux mois, est exhorté à privilégier l’action aux promesses creuses.  Dans un discours à la nation le 17 juillet, Conille a reconnu le chaos et la lutte quotidienne pour la survie, promettant « une action immédiate et décisive ». Le même soir, il a déclaré « l’état d’urgence sécuritaire » sur 14 municipalités contrôlées par des gangs, une mesure visant à empêcher les groupes armés de prendre la population en otage. 

«Rétablir l’ordre et la sécurité reste notre priorité absolue », a déclaré Conille, appelant au déploiement de la Force multinationale de soutien à la sécurité (MSS), composée de 400 policiers kényans arrivés en Haïti entre le 25 juin et le 16 juillet. « L’objectif ultime est de reconquérir les zones occupées par les gangs ; maison par maison, quartier par quartier, ville par ville », n’a cessé de répéter le chef du gouvernement depuis son entrée en fonction. 

Selon Clarens Renois, Coordinateur National du parti politique UNIR, la réponse à l’insécurité et à la crise humanitaire nécessite une approche à trois volets : la force, la justice et les actions sociales. « Nous devons nous attaquer aux gangs sous plusieurs angles : d’abord, en utilisant la force pour éliminer ceux qui portent des armes et commettent des crimes ;  « Deuxièmement, par la justice pour poursuivre ceux qui les financent et, enfin, par l’intervention sociale de l’État »,a-t-il déclaré. « Sur le plan social, l’État doit intervenir pour éteindre définitivement l’influence des gangs en fournissant des mesures de soutien qui donnent de l’espoir aux jeunes, en veillant à ce que ceux qui sont enclins à retourner à la vie des gangs ne voient aucune raison de le faire».

Pour l’heure, personne ne sait quand les déplacés pourront rentrer chez eux. « Nous pensons qu’ils doivent recevoir un soutien à long terme », a expliqué M. Clarens Renois, plaidant pour une assistance de l’État pour les aider à reconstruire leurs maisons et à réhabiliter leurs quartiers. « Cela ne peut pas se faire au rabais. Il faut d’abord les identifier et mettre en place une politique d’accompagnement équitable. Un soutien financier est indispensable pour qu’ils puissent retrouver un semblant de vie normale », a-t-il souligné. 

L’attention est désormais portée sur la mission multinationale de soutien à la sécurité (MSS) pour redonner de l’espoir. La mission devrait compter près de 2 500 policiers, dont 1 000 kenyans. Actuellement, 400 officiers kényans sont sur place en appui à la fois à la police locale et à l’armée haïtienne (FADH). « Si la MSS peut rétablir la sécurité, rouvrir les routes et permettre aux gens de retourner dans leurs quartiers, ce serait bénéfique pour tout le monde », a déclaré M. Clarens Renois. Il a toutefois souligné qu’une fois la mission terminée, les forces de sécurité nationale doivent être capables de prendre le contrôle pour prévenir de futures crises. En attendant des actions concrètes, les citoyens haïtiens sont exhortés à faire preuve de patience et à participer à une « campagne de sensibilisation à la sécurité » lancée par le Premier ministre, qui appelle à une implication active de chaque  communauté dans la sécurité des quartiers.