Plusieurs dizaines de déplacés ont investi les locaux de la Faculté de Linguistique Appliquée (FLA) à la rue Dufort, entre Lalue et Avenue Lamartinière, dans l’après-midi du samedi 9 mars 2024. En quête d’un nouveau havre après avoir été chassé par l’insécurité sous les hangars des espaces publics aux environs du Champ de Mars, territoire où les groupes armés et les forces de l’ordre s’affrontent depuis une semaine, les victimes de la violence des gangs sont livrées à elles-mêmes.
Persécutés par la situation d’insécurité qui frappe de plein fouet les rives du Palais présidentiel au Champ de Mars qui est convoité depuis une semaine par l’alliance de gangs, exigeant la démission du Premier ministre Ariel Henry, les sans-abris s’installent à la FLA.
La situation des déplacés internes de Carrefour-Feuilles s’enlise dans un gouffre où l’espoir s’engloutit. En provenance, pour la plupart, de L’École Nationale Daguesseau LESPINASSE et à la place Carl Brouard, des dizaines de déplacés se sont réfugiés à la rue Dufort
De Carrefour-Feuilles à la place publique de Carl Brouard et à l’École Nationale Daguesseau LESPINASSE, à proximité de la Direction Départementale de l’Ouest (DDO) de la Police Nationale et du Palais présidentiel, les réfugiés de Carrefour-Feuilles continuent leur pénible périple pour la survie.
La précarité s’installe avec les déplacés
La FLA, leur nouveau havre de paix est en pleine construction. Les déplacés se sont rué dans l’enceinte du bâtiment, leur nouveau reposoir ; remplissant les salles intérieures comme les couloirs où sont déposés les draps à même le sol en quête d’un minimum de paix. La précarité s’installe avec eux.
Avant, j’habitais à Capitaine, un quartier de Carrefour-Feuilles, j’ai dû quitter la zone sous la pression des attaques armées.
Dans un espace à la cour arrière, à côté d’une génératrice, s’installe une famille de 4 personnes. Alphonce Pierre* est mécanicien, il est aussi père de deux enfants, « Je cherche un abri depuis ce matin, quelqu’un m’a dit qu’il y avait un espace à la FLA, je suis donc venu, c’était très difficile de trouver une place » raconte le mécanicien qui vient à peine d’abriter sa famille sur le pourtour arrière donnant accès à la salle de 3ème année où plusieurs familles ont déjà déposé leurs bagages.
« Avant, j’habitais à Capitaine, un quartier de Carrefour-Feuilles, j’ai dû quitter la zone sous la pression des attaques armées » confie la femme d’Alphonce Pierre, caressant son bébé qui s’agite.
Après les attaques sanglantes menées en août 2023, ils se sont installés au Palais National où le mari travaille comme électricien, les affrontements répétés aux abords et contre le Palais les ont poussés à se déplacer « les gangs tentent de prendre le contrôle du Palais, sans la présence policière hier, ils auraient pu le prendre, la situation était très compliquée » raconte la famille livrée à elle-même dans l’espace encore en construction.
Le Palais a en effet été la cible de la coalition des hommes armés depuis l’évasion à la prison civile de Port-au-Prince dans la nuit du 2 au 3 mars. Depuis, les assauts se répètent aux abords du grand quartier général des Forces Armées d’Haïti (FAd’H) et des forces de police. Les sinistrés à proximité se sont déplacés vers la FLA qui fonctionnait normalement il y a deux semaines.
La faculté est réputée pour être la plus petite des entités de l’Université d’État en termes de superficie. Ses infrastructures se sont effondrées dans le séisme du 12 janvier 2010. Le bâtiment peine encore à retrouver son état.
Depuis quelques mois, les responsables tentent d’agrandir l’espace. Un deuxième étage est en construction depuis l’année dernière, mais reste inachevé. Les déplacés ont déjà installé leurs bagages, montant des mûrs de chaises dans les couloirs pour distinguer l’espace personnel de chacun.
La Faculté s’apprêtait à faire des examens de fin session
L’espace universitaire n’a pas été exempté dans cette course à la survie des déplacés. La faculté se préparait à débuter les examens de fin session le 4 mars dernier qui ont été interrompus par le mouvement de la coalition des gangs « viv ansanm » qui occupe Port-au-Prince depuis 29 février dernier.
Le vice-Doyen aux affaires académiques de la Faculté, Wilhem Michel ne pouvant pas se rendre sur place n’était pas en mesure de nous informer sur l’état des lieux et l’impact de cette situation sur les activités académiques de la Faculté.
Des étudiants se montrent préoccupés par la situation, Carlos Juan DESIR, étudiant en 2e année déplore cet incident inopportun pour l’entité d’études du Langage de l’UEH.
« Il est vraiment regrettable de constater que le local de la Faculté de Linguistique Appliquée, initialement conçu pour l’apprentissage des sciences du langage, soit dorénavant obligé de servir d’asile aux sans-abris contraints d’abandonner leur domicile suite aux actes de violence perpétrés à leur encontre, par des groupes d’individus armés » réagit l’étudiant en 2e année des sciences du langage sur ses réseaux sociales.
Pour l’heure, personne n’est en mesure de dire pour combien de temps, ils sont là. Persécutés de toutes parts, les déplacés n’hésitent pas à investir les infrastructures publiques pour crécher, bien que celles-ci soient dans le viseur des gangs. Dans la même journée, plusieurs dizaines de déplacés internes ont été chassés du siège des affaires sociales à Turgeau par les hommes armés qui ont ensuite mis à sac le bâtiment public.
Une vie au bord du gouffre, l’État est toujours absent
« Nous avons passé 3 jours sans fermer les yeux à cause des tirs au Champ de Mars, c’est cette situation qui nous a amenés ici. L’État doit prendre ses responsabilités » nous raconte une mère de 7 enfants en provenance de l’école publique de Lespinasse.
« Moi, je suis propriétaire de 5 pièces de maison à Carrefour-Feuilles, les bandits nous ont mis à la rue. Quand nous avons alerté l’État de la situation qui prévaut là-bas, les autorités nous ont dit que ce sont des gangs qui s’entretuent. Aujourd’hui, le pouvoir récolte le fruit de son indifférence », déclare la mère de famille qui, à peine installée, prépare une soupe à l’entrée de la salle de la 2e année. Dehors, une importante foule attend encore de trouver un espace à l’intérieur.
« L’espace n’est pas assez grand pour le nombre de gens qui veulent s’y installer, les gens viennent de partout : des Lycées, des écoles publiques. Nous n’avons pas vraiment d’endroit où les loger », explique Mackenson, secrétaire-adjoint d’un petit comité pour les déplacés de l’École Nationale Daguesseau Lespinasse.
« Les gens ne sont pas vulnérables, l’État les a rendu vulnérables, donc l’État doit assumer ses responsabilités », renchérit Mackenson.
Nous avons passé 3 jours sans fermer les yeux à cause des tirs au Champ de Mars, c’est cette situation qui nous a amenés ici. L’État doit prendre ses responsabilités.
Dans la lutte pour trouver un morceau de sol, « nous ne laissons pas les gens pénétrés les espaces sensibles comme : les bureaux administratifs, la salle de l’informatique et la bibliothèque », ajoute le secrétaire-adjoint qui dit attendre les autorités.
Nono et David, respectivement Porte-parole et président du comité des déplacés en provenance de la Place Carl Brouard, jouent le rôle de meneurs. Le binôme défend une salle considérée autrefois comme la cour pour les étudiants dans cette faculté sans espace découvert, dans l’état actuel, cette salle doit abriter 52 familles sur une centaine en provenance de la Place baptisée le nom du poète indigéniste haïtien.
Les hommes du comité assurent la gestion des sites, coordonnent les déplacés dans les lieux convoités pour abri, ils sont le pont entre les déplacés et l’aide des organisations non-gouvernementales.
Les gens ne sont pas vulnérables, l’État les a rendu vulnérables, donc l’État doit assumer ses responsabilités
La Faculté de l’étude des Sciences du langage de l’Université d’État d’Haïti est prise dans la mélasse d’une crise humanitaire sans précédent, alors qu’elle devait organiser des examens pour boucler la première session d’une année d’études sur deux sessions.
NB: Alphonce Pierre est un nom d’emprunt. Les membres des deux (2) comités ont été identifiés par leurs pseudonymes.