Corruption (VVI)

Haïti dispose d’un ensemble de mécanismes de lutte contre la corruption[1]. En effet,  depuis 1834, les questions relatives à la responsabilité des fonctionnaires et employés des finances[2], à la corruption et aux concussions commises par les fonctionnaires publics[3] ont  été traitées dans la législation haïtienne. Quoique limitées. Vient après un éventail de  dispositions  légales  sur la  corruption et les infractions assimilées dans la Constitution de 1987, notamment dans les articles 238 à 243, qui évoquent un ensemble de mesures destinées à la répression de la corruption dans le secteur public[4]. Sans oublier les différentes conventions[5] ratifiées par Haïti sur cette problématique. En dépit de cette batterie d’instruments légaux, nous pouvons constater que le fléau de la corruption reste entier dans la bureaucratie haïtienne. Les scores obtenus par le pays au cours de ces dernières années, dans l’Indice de Perception de la  Corruption (IPC)[6] publié annuellement par l’organisation Transparency International en sont des éloquentes illustrations. De 2015 à 2022, Haïti avait obtenu les scores suivants : 17 en 2015, 20 en 2016, 22 en 2017, 20 en 2018, 18 en 2019, 18 en 2020, 20 en 2021 et 17 l’an dernier. Tous sur 100. De ce fait, il est évident que les institutions devant lutter contre la corruption dans l’Administration publique ont failli à leur mission.

Par ailleurs, nous devons rappeler que, traditionnellement, la littérature consacrée à la lutte contre la corruption est dominée par une approche normative fondée sur le principe principal-agent. Suivant ce modèle, la corruption en Haïti, tout comme dans tous les autres pays, est une conséquence de l’information limitée dont disposent les leaders pour contrôler les actions et le comportement des fonctionnaires. Ainsi, pour le cas d’Haïti, de telles interrogations se révèlent être pertinentes : Est-ce qu’une « participation active de personnes et de groupes n’appartenant pas au secteur public »[7] dans la dénonciation de certaines pratiques observées dans la bureaucratie ne peut pas aider à combattre ce fléau qu’est la corruption ? Les citoyens ne peuvent-ils pas forcer les institutions de contrôle à remplir leur fonction qu’est de lutter contre la corruption ? De plus, ne peuvent-ils pas s’ériger en instance de sanction pour punir les élus ou les fonctionnaires participant dans des actes de déliquescence ?

Ces questions constitueront l’objet de notre texte. Dans l’optique de bien les traiter, nous allons adopter ce plan qui suit. Dans un premier temps, nous verrons que la participation citoyenne en dénonçant certaines pratiques de corruption, peut attirer l’attention des institutions de contrôle sur certains actes de malversation opérés dans les bureaux d’État. Dans un second temps, nous montrerons que les citoyens constituent une force pouvant pousser les instances de contrôle à remplir leur rôle. Pour en finir, nous présenterons comment les citoyens peuvent réduire la décrépitude dans le secteur public en sanctionnant les élus et les fonctionnaires qui y sont impliqués.

Signalement : première figure du citoyen dans la lutte contre la corruption

Les institutions de contrôle ne peuvent pas mettre l’action publique en mouvement contre un corrupteur sans savoir les malversations que ce dernier a opérées. Et, ce sont les citoyens qui sont les mieux placés pour alerter ces institutions lors de ces actions malhonnêtes. Vu que ce sont eux qui sont les premiers témoins et les principales victimes de ce fléau. D’où, nous pouvons affirmer que le citoyen peut lutter contre la corruption en surveillant les gouvernants et en signalant les instances de contrôle de certaines pratiques illicites observées. À titre d’illustration, rappelons-nous le lancement de cinq importantes enquêtes par l’ULCC le 09 décembre 2020 suite à des signalements et des suspicions de corruption dans l’utilisation de l’argent du Fonds d’Entretien Routier (FER) de 2015 à 2020, des cartes de débit dans l’Administration publique, des Fonds de Gestion et de Développement des Collectivités Territoriales (FGDCT), des fonds locaux de développement et d’aménagement du territoire, entre autres (Le Nouvelliste, 2021).

Donc, si les citoyens haïtiens se comporteraient comme des lanceurs d’alerte pour alerter le public en général et les institutions de contrôle en particulier des abus commis par les gouvernants, la corruption qui sévit dans la bureaucratie haïtienne sera diminuée de façon considérable. Dorénavant, ils peuvent le faire aisément en utilisant les réseaux sociaux. Ce faisant, non seulement ils seront moins risqués, mais aussi l’information qu’ils vont véhiculer atteindra plus de personnes qu’auparavant. En ce sens, l’évolution des technologies offre un terrain propice aux citoyens haïtiens pour dénoncer des actes de corruption qu’ils en sont témoins. Ils peuvent même lancer des cybers mouvements pour faire entendre leur voix plus loin que possible. À rappeler que la dénonciation est un devoir civique puisqu’il s’agit de faire assurer le respect des lois en portant à la connaissance des autorités compétentes la commission d’actes délicieux et criminels.

La mobilisation citoyenne peut pousser les instances de contrôle à l’action.

Porter à la connaissance du public ou des institutions des faits de corruption ne suffit pas pour déraciner ce fléau. Puisque les instances concernées peuvent ignorer ces signalements. C’est très souvent le cas, malheureusement, en Haïti. Malgré de nombreuses dénonciations de corruption de certaines organisations ou de certains groupes d’individus, des mesures drastiques visant à juger les personnes impliquées peinent encore à adopter. Par conséquent, il faut que les citoyens se mobilisent pour forcer les dirigeants à étudier les cas de corruption dénoncés par la clameur publique et sanctionner les individus qui en sont coupables. En agissant ainsi, les responsables n’auront pas d’autres choix que de faire la lumière sur les pratiques de corruption dénoncées par les citoyens, et le cas échéant, punir les personnes impliquées.

Le mouvement Petrocaribe en est un exemple parfait. Bien que les décisions de justice découlant de ce mouvement se heurtent jusqu’à présent sans arrêter des hauts gradés qui sont présumés coupables dans cette affaire. Mais, il est évident que c’étaient les mobilisations citoyennes qui avaient obligé le parlement et la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSC/CA) à préparer aussi rapide des rapports sur la dilapidation du fonds Petrocaribe. En suivant l’exemple tracé par les Petrochallengers (les initiateurs de ce mouvement), d’autres structures peuvent emboiter le pas en cherchant à sensibiliser et à mobiliser la population haïtienne autour de certaines pratiques corruptibles observées dans la sphère publique. En agissant de la sorte, la lumière peut être faite sur ces dernières avec pour corollaire de punir les auteurs de ces actes de corruption.

Prédire des sanctions : dernière fonction du citoyen dans la lutte contre la corruption

Si en dépit des dénonciations et des mobilisations orchestrées par les citoyens l’appareil judiciaire ne fait aucune suite à cela, le peuple dispose d’une dernière fonction qu’est de sanctionner les coupables, soit les révoquer ou ne pas renouveler leur mandat. Il est à préciser que la sanction est ici employée dans un sens non pénal, limitée à l’engagement d’une forme de responsabilité politique des gouvernants, qui peut par exemple aboutir à leur révocation ou à leur non-renouvellement lors des prochaines élections.

 D’un autre côté, il est à noter que la suspension du mandat des représentants par les représentés n’est pas une chose facile ; étant donné que les régimes représentatifs sont fondés sur l’idée que les gouvernés doivent respecter le mandat des gouvernants. En un mot, c’est l’élection qui est la modalité de sanction la plus plausible dont disposent les gouvernés à ce point-là. De fait, un dirigeant politique, en anticipant le jugement rétrospectif des électeurs que ce soit en matière politique ou de probité personnelle, évite de s’impliquer dans des actes de corruption qui peuvent déboucher sur un scandale public. Ceci étant dit, si les citoyens haïtiens exerceraient scrupuleusement leur droit de vote, les pratiques de corruption couramment détectées dans la bureaucratie pourront être réduites à la peau de chagrin. Car, à chaque élection, ils remplacent les mauvais grains par d’autres grains qui s’efforceront d’apparaître moins corrompus.

Conclusion

Tout compte fait, nous avons vu que les citoyens haïtiens peuvent contribuer à éradiquer la corruption qui sévit dans le secteur public. Pour apporter leur contribution, nous avons démontré, d’abord, qu’ils peuvent surveiller les gouvernants afin de signaler les institutions de contrôle des pratiques de corruption effectuées par ces derniers. Ensuite, nous avons relaté que les citoyens peuvent aider à combattre la déchéance en se mobilisant pour forcer les instances de contrôle à assumer leur mission. Enfin, nous avons étayé la thèse que la prédiction des sanctions par les citoyens haïtiens vis-à-vis des représentants peut constituer une aide précieuse dans le mécanisme de lutte contre la corruption, dans la mesure où celle-ci contraint les fonctionnaires publics à adopter des attitudes irréprochables.

Cependant, il faut que des dispositions soient mises en place pour encourager les citoyens à s’impliquer activement dans la lutte contre la corruption. Par exemple, les dénonciateurs doivent être protégés si l’on veut réellement encourager les habitants à porter plainte contre les administrateurs corrompus. Or, à chaque manifestation en Haïti, des citoyens risquent de laisser leur peau. Comme preuve, le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) faisait mention de huit personnes tuées et soixante autres blessées, dont plusieurs par balles, lors de la manifestation du 17 octobre 2018, nous a rapportés le Docteur en Science Politique Frédéric Thomas (2019). Et même si les initiateurs des manifestations sauveraient leur peau lors des soulèvements populaires ; mais après, ils seront très ciblés.

Pour boucler la boucle, demandons-nous à présent : Est-ce que les citoyens tout en étant imprégnés d’un ensemble d’attitudes corruptibles, peuvent-ils mener un vrai combat contre la corruption ? Nous posons cette interrogation en pensant aux différentes mœurs traduites en proverbes qui se sont incrustées dans la pensée des haïtiens, tels que : « Degage pa peche. », « Afè kabrit pa gade mouton. », « Leta se chwal papa. Vòlè Leta pa vòlè.» … En définitive, si nous croyons que des dispositifs visant à inciter des citoyens à dénoncer, à mobiliser et à punir les corrupteurs peuvent être efficaces dans la lutte contre la corruption ; toutefois, il serait tout aussi intéressant si l’État, via le système scolaire et universitaire, permet aux haïtiens de cultiver d’autres valeurs qui sont plus altruistes et plus nationalistes.


[1] Eloka Alain (2020 : 2) définit la lutte contre la corruption comme étant un ensemble de discours publics, de dispositifs plus ou moins institutionnels et de pratiques orientés contre tout ce qui est ponctuellement ou durablement perçu et désigné comme corruption dans un espace social. Vincent Dubois (2009, cité par Eloka Alain, op.cit., p.17) ajoute pour dire que cette lutte correspond également à une action collective dans la mesure où il s’agit du traitement collectif d’un problème public dans l’espace public.

[2] Loi sur la responsabilité des fonctionnaires et employés des finances du 26 août 1834, cité par l’Unité de Lutte Contre la Corruption (ULCC), s.d. PDF.

[3] Code pénal Jean Vandal, art.137-144, p.36-37, cité par ULCC, op.cit.

[4] La corruption peut être réalisée dans le secteur public, tout comme dans le secteur privé. Néanmoins, c’est à la corruption dans le secteur public que nous nous intéressons dans le cadre de ce travail.

[5] Par exemple, la Convention Interaméricaine Contre la Corruption et la Convention des Nations Unies Contre la Corruption ratifiées par Haïti respectivement en juin 2004 et en juin 2007.

[6] Toujours est-il que nous précisons que cet indice est un indice de perception, au lieu d’être un indice qui se base sur des calculs objectifs.

[7] C’était l’un des mots d’ordre lancés par la Convention des Nations Unies Contre la Corruption en son article 13 pour encourager les pays signataires à favoriser la participation des citoyens en vue de combattre la corruption.

Sources consultées
  1. ALAIN Eloka, La « lutte contre la corruption » au prisme des contextes nationaux : une étude comparative du Botswana, du Cameroun, de Singapour et de la Suisse, thèse de doctorat présentée le 24 février 2020 à la  Faculté des Sciences Sociales et Politiques  de l’Université de Lausanne en cotutelle avec l’Université de Bordeaux pour l’obtention du grade de Docteur en Science politique, PDF.
  2. Éric Buge, Le citoyen et la lutte contre la corruption, texte publié dans le numéro 27 de la revue de droit politique Jus Politicum, 2022, PDF.
  3. https://lenouvelliste.com/article/224888/lulcc-annonce-le-lancement-de-cinq-enquetes-dimportance , publié le 8 janvier 2021, disponible en ligne, consulté le 12 décembre 2023.
  4. THOMAS Frédéric, 2019 mars, « Haïti, le scandale du siècle [3/3] : Corruption et politique néolibérale », repris par AlterPresse du Centre tricontinental (Cetri), disponible sur ce lien : https://www.alterpresse.org/spip.php?article24119 .
  5. Unité de Lutte Contre la Corruption (ULCC), Stratégie Nationale de Lutte Contre la Corruption, s.d, PDF.

Jonathan GÉDÉON, Étudiant finissant en Sciences Comptables et en Sciences Économiques

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