Il est intéressant de voir comment la société muette face à l’expression « sere koko w, demen ou ap manje kaka » veut garrotter le discours d’un groupe de femmes avouant ne pas vouloir d’hommes sans argent. C’est paradoxal puisque, ces deux discours traduisent une même réalité, positionnant la femme dans une dépendance économique éternelle vis-à-vis des hommes.
L’expression « sere koko w demen ou ap manje kaka », est une manière de normaliser et de maintenir la femme, comme une fatalité, dans une dépendance économique à redevance sexuelle vis-à-vis de l’homme. C’est une invitation à une forme de prostitution maquillée comme gage de source de revenus.
Ce discours sexiste chanté dans nos meringues de carnaval et de « rabòday » se conforme sur la situation économique précaire des femmes, qui font face au chômage, à l’inégalité salariale, le harcèlement sur les lieux de travail, les exigences de négociations sexuelles et j’en passe. Exclue légalement pendant longtemps de la sphère économique formelle, la femme haïtienne a encore du mal à créer un patrimoine matériel et à être détentrice du pouvoir économique. Notre réalité sociale aussi a toujours véhiculé ce message de dépendance économique et certaines femmes l’ont tout simplement intériorisé.
Un « crevito » serait un homme fauché, et non détenteur du pouvoir économique. Sur les réseaux, ce mot polémique renvoie à un homme sans argent et ne pouvant donc pas répondre aux caprices ou besoins économiques des femmes. En effet, « Nèg krevito se sekstòy » est une appropriation de ce discours sexiste sur la précarité économique des femmes et transcrit en d’autres mots la réalité chantée dans « li fin manje pen a manba w fè li mache ». Les relations hommes-femmes, sont vues et promues comme des échanges sexe-argent, où l’on trouve un homme qui attend une redevance sexuelle à cause de certaines dépenses faites à l’égard d’une femme et une femme qui fait des avances sexuelles tacites ou non pour assurer certains de ses besoins.
Le phénomène de « madan papa » et la place prépondérante des « diasporas » dans la hiérarchie sexuelle en Haïti est justement le fruit de cette organisation sociale inscrivant les relations hommes-femmes dans des échanges sexe-argent. Le discours autour des « crévitos » n’est condamnable alors que si la résistance sociale (masculine) conteste aussi les discours sexistes se rattachant aux faiblesses économiques des femmes.
Il y a ici deux choses essentielles à capter. La première c’est que le discours des femmes sur les « crevito » peut traduire une acceptation, une conformité à la réalité sexiste de la société patriarcale plutôt qu’une révolte. Et la deuxième est une réflexion analogique sur le comportement des hommes et celui des femmes face aux discours visant à dégrader un sexe de manière spécifique.
Le silence des femmes, est-il une forme d’acquiescement ? Ce silence, tombe-t-il dans le qui dit non consent ou traduit-il plutôt une certaine forme de résignation et de soumission acquise par la femme ?
Le silence des femmes face aux discours sexistes peut être compris comme un héritage culturel. Les pressions et les censures sur les paroles des femmes ces derniers temps sur les réseaux peuvent nous aider à comprendre que les femmes n’ont jamais eu le droit à la parole et quand elles parlent elles sont censurées. Le débat sur l’avortement nous a mis face à ce paradoxe. En d’autres termes, ce n’est pas le discours qui dérange, ce qui dérange c’est qu’il soit porté par des femmes.
De l’ineffectivité des droits économiques et sociaux en Haïti
Dans la section G sur la liberté du travail, en son article 35 et suivants, la constitution garantit la liberté du travail. Même si on aurait pu parler de droit à la place de liberté. L’article 35.2, dispose : « L’État garantit au travailleur, l’égalité des conditions de travail et de salaire quel que soit son sexe, ses croyances, ses opinions et son statut matrimonial.»[1] Mais bien sûr avant de jouir ces droits, faudrait bien qu’on ait un travail.
Haïti a ratifié en 2012 le Pacte International relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Dans le préambule, il est dit que « l’idéal de l’être humain libre, libéré de la crainte et de la misère, ne peut être réalisé que si des conditions permettant à chacun de jouir de ses droits économiques, sociaux et culturels, aussi bien que de ses droits civils et politiques, sont créées. »[2].
L’épanouissement et le bien-être de chaque citoyen.enne dépendent de l’existence de ces conditions. Et à l’article 7, les États parties reconnaissent le droit qu’à toute personne de jouir de conditions de travail justes et favorables, assurant une rémunération, un salaire équitable, une existence décente, la sécurité et l’hygiène du travail, la possibilité d’être promus, le repos, les loisirs, la limitation raisonnable de la durée du travail, les congés payés et la rémunération des jours fériés. Les lois en vigueur insistent sur l’obligation qu’à l’État d’assurer le droit égal qu’ont l’homme et la femme au bénéfice de tous les droits économiques.
Les réseaux sociaux sont souvent un espace de banalisation, nous éloignant du sérieux que cachent certains faits et débats. Il est de la responsabilité de l’État de garantir le droit au travail à tous ces citoyens.ennes. Les discussions ont tendance à normaliser le « crevito » et l’« atagaz », ce qui n’est pas normal. Chaque être humain doit pouvoir subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. La dépendance économique est un fléau à combattre, et ce, quel que soit le sexe de la personne.
Ce débat pointe du doigt d’une manière plus rigoureuse le chômage, la misère, la délinquance juvénile, la prostitution et l’absence de création d’emploi. Nous devons analyser la situation économique et sociale et comprendre que c’est le rôle de l’Etat d’assurer :
- La création d’universités et d’écoles professionnelles dans tout le pays.
- Des stratégies de lutte contre le chômage.
- L’autonomie financière des femmes.
- L’égalité salariale.
- Des conditions de retraites, etc.
Une garantie réelle des droits économiques et sociaux des femmes nous permettra de combattre la dépendance économique de ces dernières. Il est crucial de dire aussi que les rapports entre les hommes et les femmes, même dans le mariage, sont souvent une forme de prostitution qui ne dit pas son nom. L’État doit en conséquence œuvrer pour une autonomie financière effective des femmes. Les réseaux sociaux peuvent être un canal de promotion et de plaidoyer pour rappeler à l’État ses missions et l’exiger à respecter les droits fondamentaux de tout un chacun.
[1] Article 35.2 de la constitution en vigueur
[2] Code des droits de l’Homme de Patrick PELISSIER, page 51