La phrase de Boudiaf résonne encore avec force : « Chaque lecture est un pas en avant pour la liberté et un pas en arrière pour la dictature. » Aujourd’hui, cette vérité est plus pertinente que jamais. Nous avons besoin de lecteurs et lectrices qui s’échappent de cet emprisonnement social, politique et culturel. Lire, c’est sans doute l’acte le plus libre qui soit. C’est une façon de briser ce silence socialement épais et pesant, qui règne sur les réseaux sociaux, à la radio, dans les conférences, et même dans les sourires feints des politiciens. Bien sûr, il y a des règles dans ce monde, mais parlons ici que des exceptions.

« Que peut la lecture ? » Cette question revient sans cesse, comme un refrain envoûtant dans les salons, les causeries et les ateliers. À croire que lire, pour paraphraser Pessoa, est une preuve que la vie ne suffit pas. Peut-être bien. Si la vie semble insuffisante, c’est peut-être parce que nous gardons certaines rencontres littéraires pour nous, comme des trésors cachés. Parfois, il faut partager ce qu’un livre a semé dans notre cœur, pour mieux voir le monde, pour donner efficacement comme affirmait Camus en parlant du bonheur.

Lire, c’est être à l’écoute du monde, en cultivant une attention fine et sincère. C’est entrer dans un vaste jardin de nuances où l’on peut explorer la réalité. Un livre peut nous préserver de certains calvaires, tout en attirant le malheur des politiques. On connaît tous cette légende populaire du livre rouge qui terrorisait un certain président, à tel point qu’on murmurait qu’il lui ôtait l’appétit jusqu’à l’orgasme ! En d’autres termes, un livre illumine, libère la conscience et nous préserve de devenir un «Napoléon » de la Ferme des animaux d’Orwell. C’est cette humanité que soulignait Umberto Eco dans son essai De la littérature.

De Jacmel aux bibliothèques qui se font ambassadrices de la liberté, je me réjouis à chaque page de voir ce pouvoir de cristallisation qu’offre la lecture. Elle nous allège de nos certitudes et des idées reçues que certains exposent à longueur de journée, et qui, souvent, ne sont que fausses ou inutiles. Je ne prétendrai pas que la lecture sauvera Haïti, mais elle peut certainement réduire les gaz à effet de serre de l’ignorance qui pollue nos esprits ici et ailleurs.

Le 3 octobre 2024, au Centre Culturel Maurice Cadet, j’ai assisté à une causerie animée par deux jeunes lecteurs, We-Berline Marcelin, étudiante en sciences et technologies, et Wesly Saintil, étudiant en droit, autour du dernier livre de Gary Victor : Sakad. Pour modérer les esprits (on ne sait jamais qui peut prendre la parole avec l’assurance d’un savant), Caraëla Chery a brillamment conduit les critiques et les appréciations du public. Assister à cette intervention m’a fait me sentir moins seul. Leur façon de décortiquer les personnages, notamment Dieuswalwe, et la langue créole, m’a rappelé qu’il existe encore des jeunes gens qui lisent à Jacmel. Pas ceux et celles qui posent avec des livres sur Instagram pour afficher une coolitude factice sans avoir un vrai sujet de discussion sur soi et la réalité haïtienne. 

Il nous faut plus de lecteurs et de lectrices éclairé.e.s, pas des « abolotcho ». Pour être d’accord avec Boudiaf et répondre à certains : la lecture n’est pas impuissante. Elle déplace la dictature, lentement, mais sûrement.