De l’île Maurice à Sainte-Lucie, d’Haïti aux confins de la mer ouverte, des voix se lèvent. Elles ne crient pas, elles murmurent, mais dans leur murmure il y a le poids des mémoires et des silences. Elles disent : Enn Devwar Memwar, Kafé Lé Bonmaten, De Legba la voie et l’Errance au bout de ma langue. Elles disent des choses simples et vastes, comme on dit un adieu ou un amour.
La poésie, ici, n’est ni distraction ni décor. Elle est un feu. Elle éclaire sans complaisance et brûle sans haine. Elle s’attaque au réel, à la chair, aux fantômes, et ouvre des chemins. Elle n’est pas une simple langue, mais un corps, un souffle. Les poètes qui la portent, Kersley Chowrimootoo, Georges Goddard, Roberto Louis-Charles, Rolaphton Mercure, ne sont pas des figures lointaines. Ils sont des visages d’hommes et de femmes, des mains qui travaillent, des cœurs qui battent. Ils écrivent non pour être admirés, mais pour que le monde, même blessé, ait un visage.
Cette quatrième édition du Prix international de l’invention poétique de Balisaille est une offrande. Elle ne cherche ni faste ni gloire. Elle ne s’adresse pas aux puissants, mais à ceux qui écoutent. Elle dit que l’art n’est pas un luxe, mais une nécessité. Que dans les Caraïbes, où l’Histoire a souvent été un fardeau, il existe encore des lieux où l’on rêve. Que même en Haïti, où le quotidien est un combat, la littérature reste une arme douce mais indestructible, une résistance qui ne fléchit jamais.
Être parmi ceux qui lisent ces œuvres fût un privilège. Avec Catherine Boudet, Juliette Combes-Latour et Witensky Lauvence, j’ai traversé des pages comme on traverse des paysages, entre l’éblouissement et la douleur. Il y avait des poèmes comme des couteaux, des mots durs qui brisent les silences, et d’autres, doux, presque des caresses, qui rappellent la tendresse des choses simples. Chaque texte était une conversation, une main tendue pour dire: « Nous sommes là, malgré tout.”
Et puis, il y a d’autres noms, d’autres pas dans la danse. Thélyson Orélien, avec Le rêve de la mer Noire, et Jephté Estiverne, pour Qu’importe si nos rêves peinent à fleurir. Deux écrivains qui ne répondent pas aux questions, mais les posent autrement. La sixième édition du Prix Amaranthe 2024 leur a donné voix, et leur voix est déjà une…promesse.
Dans tout cela, une phrase me hante. Une phrase de Franck le monstre marin, offerte comme une flamme : « Le livre ivre et libre ira plus loin que la fiction et le dire narratif. » Je ne sais pas où elle mènera, mais je sais qu’elle dit vrai. La liberté n’est pas une absence de chaînes ; c’est une manière d’avancer malgré elles. Et si les poètes, les écrivains, peuvent encore marcher, encore écrire, alors cette liberté est leur étoile fixe.
Dans les titres que j’ai traversés, dans les mots des lauréats, il y avait la colère des vents, la douceur des mains, l’espérance têtue des lendemains, la douleur nue des nuits sans fin. Et toutes ces voix disaient, avec la gravité d’un silence proche de Pessoa : le monde ne suffit pas. Il faut plus. Plus d’amour pour tenir debout. Plus de mémoire pour ne pas se perdre. Plus de justice pour apprendre à marcher ensemble.
Alors, de l’île Maurice à Haïti, de Sainte-Lucie à la Martinique, je me tiens là, lecteur, témoin. Et je me dis qu’il y a encore des raisons d’écrire, d’aimer, de rêver. Parce que même si nos rêves peinent à fleurir, ils fleuriront. Parce qu’une langue qui danse est une langue vivante. Un Legba. Et parce qu’à travers ces œuvres, ces noms, ces combats, c’est tout un peuple qui continue à marcher.