Le petit citoyen jacmelien est un privilégié qui ne dit pas son nom. Partout, là où les pratiques loufoques sirotent les rues dans les party ou les fresco party—une version Pro Max de Ti sourit—, il se charge de gouye avec son malheur analphabète ou plutôt son non engagement à la lutte populaire. Quand il prend la parole, ses phrases primitives ne vont jamais plus loin que la marchande de tennis du marché Baudouin, de marché Baudouin à la vendeuse d’acassan de la Place Toussaint Louverture, de la Place Toussaint Louverture jusqu’à la mendiante de la rue de l’Église, de la rue de l’Église jusqu’au tuberculeux qui vend son grog à Saint Cyr, tout près de la centrale d’eau Extra-fine. À l’entendre, dans sa manière d’articuler le réel qui le dépasse toujours d’un mètre cinquante, de sa bouche pleine d’inégalité des chances (Ouch! Ça pue !), on a la forte impression que la classe paysanne, le petit nègre-morne venant rêver intelligemment avec la ville, le chauffeur de taxi moto qui n’a connu que des routes et des embouteillages de sa vie, ce vieil homme qui préfère être un cireur de chaussure au lieu d’un lèche-cul et ce bayakou de la rue Pétion qui croit “qu’il n’y a pas de sots métiers, il n’y a que de sottes gens”, ne sont pas apte à porter le soleil des discours officiels ou convoquer l’intérêt général. Épicurien malgré lui, le petit citoyen jacmelien connaît tous les recoins où les Niña Estrellita vendent leur amour au taux du jour.
Le petit citoyen jacmelien croit que la politique se résume à cela : un plat chaud le matin, un autre à midi et un de plus le soir. Il se résume rien qu’à cela : quelques prises de notes de ses profs j’aime mes mots apostoliques et romains, évangéliques et feignants, athées et phtkistes. That’s it ! Quelques prises de notes…mais n’ose jamais franchir le seuil d’une maison qui brûle les ombres de l’impunité et ce que Trouillot nomme l’individualité monstrueuse. Ne viens pas demander au petit citoyen jacmelien pourquoi sa Ville-lumière, Jacmel, la première électrifiée de la Caraïbe en 1895, est plongée dans une rigole de ténèbres épaisses. Ne viens surtout pas lui demander pourquoi les fatras dressent des cathédrales d’odeurs en pleine rue. Pourquoi les employés de la morale sont en grève. Pourquoi la ville d’Hadriana dans tous mes rêves (On a peut-être échoués, Depestre.) pourrit comme le pain de la charité humaine. Pourquoi ce problème d’essence et du bon sens. Pourquoi la crasse devient une carte d’identité nationale-internationale. Pourquoi il manque d’option à nos facs d’ici. Pourquoi quitter Jacmel pour aller ailleurs faire un master ou un doctorat en psychologie ou en philosophie…N’ayant aucune culture de la nuance, le petit citoyen jacmelien vous répondrait tout simplement avec célérité : “Parce que c’est comme ça que le pays fonctionne. That’s it!”
Il faut bien que je te le dise : le petit citoyen jacmelien se fiche complètement de ce qui se passe à Port-au-Prince, avec tous ses bras qui clament le cri de la pierre, toutes ces vies prises par une balle perdue, tous ces esprits de l’École Normale Supérieure qui peinturent la réflexion populaire, tous ces corps sans nom qu’on enterre dans un silence sans cercueil ou que la statistique n’a pas eu le temps de compter, toutes ces paupières de la Belle Amour humaine qui s’efforcent de ne pas fermer le rêve de ce pays k ap kabicha. Non. Le petit citoyen jacmelien se contente juste de témoigner : “ On a de la chance, nous autres. Dieu merci !”. Et puis sa science s’arrête là. Il retourne brûler ses MB sur IG. Gouye avec son malheur analphabète. Manger son plat chaud Made in kay vwazen. Boire son grog dans les fresco party ou au bar de “In money we trust.”
Le petit citoyen jacmelien n’aime pas trop qu’on vienne saboter son confort moderne (si modernité il y en a quand on voit avec quoi il bâtit sa propre vie). Cela renverse sa bonne humeur comme une tasse de café matinal. Il faut aussi souligner, avec le sang de nos aïeuls, avec l’encre de nos crises de tous les jours, que le petit citoyen jacmelien n’a aucun courant de pensée—son sophisme lui pousse à dire que cela en fait un. Aucun courant (Pas la faute d’EDH, cette fois.). Il fait la planche dans le salut de quelques opinions désuètes, entendues à la Radio Nationale des Commérages ou la Télévision Mondiale de ce que Frankétienne appellerait bien la cacature.
Simple anomalie de la Matrix Nationale, il se vante d’être la phase terminale d’un cancer patriotique à traiter d’urgence. Il ignore (ou fait semblant, on en sait pas trop ce qu’il manigance cet amphibien.) ces femmes Madan Sara du secteur informel, ces honnêtes cadres qui viennent manger les ombres-statistiques du pouvoir koupe-rache à Solobab où les deux belles cuisinières, Nahomie et Sancia, chantonnent le tu querida presencia, comandante Che Guevara…Il ignore ces jeunes littéraires de la ville qui font de l’écriture un moyen de rappeler aux “grands mangeurs” du pays-Monde qu’un être humain n’est pas seulement des bras, des jambes et des mains. Il ignore foncièrement ces printanières intellectuelles qui ont étudié ailleurs et/ou à Port-au-Prince tentant, par toute la poésie du chaos natal, toute la sagesse populaire, de faire bouger la pierre qui nous barre le passage. Autrement dit: révolutionner l’attitude stérile du petit citoyen jacmelien spectateur. Mais non. Assis à ne rien faire que de s’empiffrer de produits exportés et avariés des Market, il réfléchit comme une bouteille lancée à la mer de Lakou New York ou du moins ce qu’il reste de la mer, de la ville, de la plage, de New…York.
Si on essaie de suivre ses idées excentriques, le petit citoyen jacmelien surfe entre le fascisme et un néolibéral kamasoutriste. Tu comprends alors son anachronisme dangereux pour les manuels scolaires à venir : les enfants qui cesseront d’étudier à voix haute que la terre est ronde comme une boule…qu’il y a trois états : solide, liquide et gazeux. Bref ! Je ne t’apprends rien à son sujet. Il confond “opposition” avec “porte d’arme illégale”. D’ailleurs il nie catégoriquement d’être un imminent gangster de la République quand il vend son amour-propre à un prix plus élevé que 1’international. Quand il ordonne à sa Tante chérie de hausser d’un cran les prix des produits agricoles de sa boutique “Christ revient bientôt.” Oh oui, il nie tout devant le Tribunal de la Vérité-peuple : “Je ne suis pas un membre de 400 mawozo moi, c’est à cause de l’inflation si je fais cela. Demandez plutôt aux politiques.” argue-t-il.
Snobant les femmes émancipées et les proverbes des vieux qui parlent comme un livre, le petit citoyen jacmelien déteste les gros mots. Sinon ceux qui sortent de sa bouche quand la marchande d’aleken (fast-food du petit peuple affamé) ne remplit pas bien son assiette en carton polluant l’environnement. Quand son Unitransfer est en retard. Quand il est à court de MB ou quand la compagnie téléphonique lui vole ses forfaits en un clin d’œil. Non. Il n’aime pas du tout les gros mots comme “marxiste, communiste (un mot qui le met en pétard), énergie verte, féminisme décolonial, production locale, réparation/restitution, politique territoriale…” Non. Quand on lui questionne sur sa position citoyenne, il confond, dès la première phrase, Karl Marx avec Air Max ; la marque de chaussure qu’il porte à ses pieds.
Le petit citoyen jacmelien se croit intelligent quand il va à Livre en Folie, au Salon international du livre de Jacmel, au Festival de théâtre à Paris, à Jeux Dits Pwezi, au Jazz Hour de l’Auberge du Vieux Port, à Dédicaces…dans des colloques entrepreneuriales de toutes sortes. Et quand il bricole quelques clichés de la langue de Molière pour s’adresser à une caissière de la UNIBANK. Oui, il vente son ego auprès de ses pairs qui passent leurs journées à jouer au domino, aux échecs scolaires et à l’animal politique (Pauvre Aristote ! disait l’autre).
Alors Messieurs-dames la société, un tel amphibien-politique, n’est-ce pas que justice de le dénoncer à la Police d’écriture afin de déjouer le silence ?
C.P : Louvensky Charlemagne
Ar Guens Jean Mary