L’acte d’écrire, comme acte de respirer, dont parlait brillamment Sony Labou Tansi, engendre une certaine angoisse aiguë qui nous fait chuter à un niveau de basse fréquence humaine. On a l’impression que cette affliction nous dévore les cellules comme un cancer à chaque mot qu’on dépose sur la page ou chaque mot effacé pour le remplacer par un autre plus fiable qui sera effacé par la suite. L’écrivain, en pratiquant donc son art avec la sueur de son front, avec ce qu’il a comme vision du monde et rapport avec le réel et l’imaginaire, est constamment menacé par le « jeu de ressemblance ». En ces termes, le désarroi, dont je parlais plus haut, est à son apogée quand un lecteur s’exclame : « Tiens! Cela ressemble fortement à x et y. » ou « Je pense que j’ai déjà lu…ça. ». Pire encore : « Un auteur majeur (à croire qu’il y a aussi des mineurs) a écrit exactement la même chose que vous. Ça n’a rien d’original. ». Ces propos peuvent entraîner une perte d’appétit et de sommeil. N’écartons pas l’alternative du suicide.

L’écrivain, celui qui s’investit pleinement dans son art, aspire intensément, selon l’impératif esthétique évoqué par Sartre dans Qu’est-ce que la littérature, à produire du neuf ou ce qui s’y rapproche le plus fidèlement que possible. Et c’est à partir de cela que découle la petite hantise de la singularité. S’inscrivant dans cette démarche douloureusement lumineuse, l’écrivain tente de capturer, à travers sa création, la voix singulière qui sort de la foule criant comme tout le monde et qui génère, par conséquent, une certaine conformité à vivre dans son propre « jeu de ressemblance ». En fait, si l’on remonte un peu le fleuve musculaire des œuvres créées jusqu’à nos jours, dont l’histoire de la littérature a su préserver la traçabilité en collaboration avec les sciences humaines qui ont elles-mêmes développé une certaine proximité avec le littéraire, il est nécessaire de se poser une question. Une question qui n’est pas contemporaine car elle s’inscrit directement dans le « jeu de ressemblance ». Une interrogation similaire à celle qui suit : qu’est-ce qui se produit de neuf après plus de dix mille ans d’histoire littéraire? De nombreux théoriciens et poètes ont déjà répondu à cette question. Parmi ceux-ci, on peut mentionner les plus célèbres : Walter Benjamin a étudié la manière dont les médias modernes influencent l’originalité, tandis que Roland Barthes a eu une influence sur la compréhension de l’originalité dans la création littéraire. Michel Foucault a également abordé cette question dans un contexte plus large, y compris le discours, et ainsi de suite.

Même dans ces conditions, afin de compenser ses blessures de guerre pendant le processus de création jusqu’à la fin de l’œuvre, l’écrivain accorde une attention particulière au « jeu de résonance », c’est-à-dire à la façon dont il aborde une idée ou un thème qui a déjà été développé par ses prédécesseurs et à la manière dont il tord la langue à son vouloir dire. Au fond de sa cave et de lui-même, l’écrivain est conscient qu’il existe d’autres voix qui viennent toujours s’asseoir à sa table pour échanger sur son projet de société et son œuvre. Le terme « projet de société » est utilisé ici car je suis convaincu que l’écrivain ne peut pas être l’enfant fidèle à la naïveté. Les naïfs qui croient encore à la bienveillance des muses et des bonnes fées ne bénéficient que de l’art pour l’art. Le réel n’existe pas seul. Tout s’y trouve pour coudre les individualités qui font les tissus des peuples, tout s’y trouve pour sortir, dans la mesure du possible, du carcan de « ressemblance ».

De plus, à mon humble avis, l’œuvre représente un petit réseau de grande distribution idéologique. En étant conscient de cela, l’écrivain est conscient qu’il est issu d’une tradition littéraire et que la politique est intrinsèquement liée aux lettrés. Et sa principale préoccupation est de veiller à ce que son art ne se retrouve pas dans le domaine de « ressemblance » qui suscite de l’encre inutile grâce à un système de classification ou à un schéma esthétique douteux : du pire au mauvais, du plus populaire au pire partisan, etc.

En résumé, l’écrivain privilégie, peut-être pour sa propre sécurité, en secret ou au grand public, les critiques qui se qualifient de « résonance » plutôt que de « ressemblance ». Si ce n’est pas le cas, il est un individu qui oscille dans sa propre colère, ses crises émouvantes et le sentiment d’un devoir inaccompli. Et l’histoire littéraire ne fera pas de compromis à son égard lors du procès de l’homme contre l’homme, en évoquant le grand mapou René Philoctète.

C.P : Benoît D'Afrique