Nous saluons humblement l’effort des politiques, ces artistes de l’oubli, qui ont enfin daigné convoquer la mémoire, non pas pour la nourrir, mais pour la présenter en spectacle. Nous saluons ce geste historique entre Haïti et la Colombie, une poignée de main qui, si elle n’ouvre pas les portes de la liberté, du moins nous offre l’illusion de les entrevoir. Voilà deux peuples, pris dans les mêmes filets, unis par une même quête désespérée de s’affranchir du malheur-Monde, cette chimère qui résiste encore et toujours, malgré les années et les promesses.
Nous saluons aussi, et c’est un exploit en soi, l’effort déployé par certains habitants de Jacmel, ces modestes acteurs d’une scène politique où tout est performance et rien n’est jamais vraiment joué. Ils se sont employés à jeter, comme on jette un voile, la poudre aux yeux du réel. La jeunesse d’aujourd’hui, cette fine fleur des révolutions numériques, parle de « filtre ». Et en effet, tout ici est filtré. Nous vivons dans un monde de gestes filtrés, d’actions politiques qui ne touchent jamais le cœur des gens, mais qui se contentent de caresser la surface de leur misère. Ces gestes-là, ces promesses-là, sont comme des mirages. On les voit, mais on ne les touche jamais.
Nous saluons également les écoles privées, qui ont délégué des écolières et écoliers pour l’accueil de sa Majesté. On parle ici d’écoles privées, car les institutions publiques – celles qui sont, en grande partie, les tripes de l’État – ont été écartées du cortège présidentiel par peur que ces dernières salissent la carrosserie. Peut-être.
Nous saluons les créateurs de mode, venus de tous horizons, ce 22 janvier où les rues de Jacmel ont été « dans le thème » – cette expression a une connotation presque solennelle,
mais c’est la seule de “Les reines du shopping” qui semble convenir à cette propreté de façade. Les fatras, débarrassés par des camions de ferraille et de poussière, les nids-de-poule, colmatés par des machines aux allures de chevaux de Troie. Et l’électricité ! Ah, cette lumière magique, surgie de nulle part, comme par enchantement, après trois ans d’obscurité. Certains, dans leur enthousiasme, ont osé appeler cela « lumière présidentielle », une lumière qui, comme par miracle, éclaire les petites gens, mais éclipse tout le reste.
Mais en vérité, qu’avons-nous vu ? Quel reste-t-il de ce passage lunaire de Gustavo Petro ? Qu’est-ce qui persiste au-delà de l’ombre de son élégance politique ? Des gestes. Des mots. Des promesses de plus. Ainsi nous saluons la « Déclaration conjointe » entre le président de la Colombie et Leslie Voltaire, une déclaration qui aurait pu être rédigée par n’importe quel diplomate en quête de cachet. De celles qui emplissent les tiroirs des bureaux mais ne changent jamais la vie des gens. La politique haïtienne, vieille comme le mapou et les contes de Malice, nous l’enseigne : il y a les déclarations, les accords, les protocoles – des montagnes de papiers et de promesses. Et puis, à la table des actes, il n’y a que des miettes, du silence, de l’indifférence. Les citoyens, privés de leurs droits fondamentaux, pris en otages par la misère, attendent. Et les territoires pris d’assaut par les gangs, eux aussi, attendent. L’économie, paralysée. Les marchés, assiégés. Les gens, écrasés. Nous attendons tous.
Gustavo est venu. Il est reparti. Leslie est venu, avec sa clique de ministres. Et eux aussi sont repartis. Les artistes, ces hérauts du changement, ont chanté des hymnes de la mémoire, mais leur chant s’est dissipé aussi vite que l’électricité présidentielle. Oui, ils sont partis. Que reste-t-il, à Jacmel, sinon des rues sales, des fils électriques qui tombent comme des serpents morts, des promesses d’une politique culturelle atrabilaire et un désespoir palpable? Les murmures persistants des petits gens, qui se retrouvent entre deux discussions WhatsApp pour échanger sur leurs malheurs. Et ça, c’est tout. C’est tout ce qu’il reste.
En attendant que d’autres visites « officiellement pratiques » viennent garnir le calendrier, en attendant que l’hypocrisie des uns et des autres se fane comme un vieux masque que l’on jette aux oubliettes, je laisse la parole à Roussan Camille : « Tes yeux étaient pleins de pays, de tant de pays qu’en regardant je voyais ressurgir à leurs fauves lumières les faubourgs noirs de Londres. »