«…Quand, dans la rue, les gens se sont mis à crier : “Au feu !”, je ne me suis pas tout de suite retourné. Je suivais mon propre regard. On n’obéit pas toujours au langage des foules et au choix des passants. Soudain, j’ai compris. Les cris et les voue ont atteint mes mains. J’ai senti que les livres brûlaient, comme s’ils demandaient à rejoindre les autres…»
Chaque fois qu’on brûle un espace lié à la culture et l’émancipation, c’est tout un peuple qu’on réduit en cendres. Amadou Hampâté Bâ a parlé aussi en ce sens à travers son célèbre axiome : « en Afrique, un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle ». Ici, le verbe « brûler » est monstrueusement de mèche avec la sous-culture des gangs. Le vendredi 1er mars, l’Association de Recherche et d’Animation Culturelle (ARAKA) qui fut le souffle de plusieurs souffles, les yeux de milliers de rêves en papillon, a subi d’importants dégâts. Des individus sont arrivés avec une torche de colère noire et ont dévasté et détruit cette unique zone de respiration humaine de la rue d’Enterrement. Des gens qui travaillent, de loin ou de près selon les rumeurs bien élevées, pour le silence de certains politiques ; d’autres disent que c’est l’acte d’une frange de la bourgeoise aliénée qui se croit toujours à son heure de gloire. Pire encore : c’est la faute des Malice qui vendent des Bouki au plus offrant de l’ONU ou à la sauce sanguinaire qu’on nomme « communauté internationale ».
«…Le beau jardin des Finzi-Contini devenait chaud d’angoisse ou de désespoir. Je ne voyais pas les joueurs de tennis et le vert tendre des plantes, mais, avant même de me retourner, je voyais ce qui se passait derrière moi…»
C’est en novembre 2023 que j’ai eu l’occasion de côtoyer, d’une certaine manière, l’enceinte du bâtiment d’ARAKA. Il pleuvait avec une foule vêtue de ses défaites et sa croyance populaire. Luis Bernard Henry et moi avons choisi d’attendre que la pluie cesse à l’entrée d’ARAKA. On observait la foule qui passait avec la mort comme « mouvement perpétuel » et sa joie de vivre. C’était la fête des morts, ce jour-là. Il pleuvait. C’est là que Luis a commencé à me parler de la conviction remarquable et de l’importance d’un tel Centre pour les gens du quartier. Tous ces enfants livrés à eux-mêmes comme des livres ouverts. Toutes ces jeunes filles qui n’ont que cet endroit comme unique placard pour échapper aux monstres d’Ariel. Unique repère face au délabrement de la vie sociale, lié aux banditismes et à ce gouvernement de facto de mauvais lecteurs.
« Le feu voyageant de rayons en rayons, un coup de langue happant les trois Karamazov pour les guérir de leurs obsessions et tergiversations, un autre emportant tout Hugo, descends, petit père, finies la tristesse d’Olympio et l’épopée des humbles ; emportant tout, poèmes antiques et modernes, discours sur ci et ça : la méthode, la servitude volontaire, les sciences et les arts ; finis les royaumes de ce monde, le beau, le laid, le bien, le mal ; finis flûtes enchantées et arbres musiciens ; finis les rêveries des promeneurs solitaires et les après-midi d’été à l’ombre des jeunes filles en fleurs ; finis jardins, semences et raisins de la colère ; la danse de la forêt et le goût des orties ; finies l’écume des jours et la vie devant soi, et mille êtres de papier que j’avais aimés ou détestés, mais qui méritaient tous de vivre, de témoigner de la vie, même si nous ne sommes au fond que boules de suif et bêtes humaines, bonnes pour les mouches et la nausée, surdité et aveuglement, même si nous ne sommes rien. »
Combien d’années faudra-t-il aux responsables de ce Centre, non pas pour (re)construire le bâtiment, mais pour avoir accès à ce lieu quand on sait que les gangs armés ont transformé les individus en mobilité réduite ; incapable de traverser une rue à une rue, un bras à un autre, un rêve à d’autres yeux libres…sans se prendre une balle perdue ou consciente de sa trajectoire vers le corps. Une balle qui peut être aussi l’œuvre d’un policier en civil ou en uniforme―la rue ne fait plus cette différence. Eh oui ! Ici, nous portageons tous dans la mauvaise définition du mot « justice » et celle de «la force de l’ordre ». Mauvaise.
« …Et parmi ces êtres, au milieu, il ne pouvait être qu’au milieu, assis devant son bureau, brûlant avec eux, l’homme qui m’avait initié à tout cela. Sa chair mêlée à la leur. Les livres sont tombés de mes mains… »
Beaucoup ont fui leur maison ou zone de confort suite à d’incessant échange de tirs entre la police et les gangs, les gangs à d’autres gangs…Beaucoup d’enfants ont couru rejoindre une jupe qui n’est pas celle de leur mère, leur tante ou cousine.
Beaucoup portent une histoire qui ressemble à un livre qu’ils ou qu’elles ont lu à la bibliothèque d’ARAKA et qui a leur servis de refuge provisoire. Il y a toujours un refuge dans un livre. Beaucoup.
« …Je me suis retourné, et j’ai couru vers la maison. »
Alors pour qu’on ne t’oublie pas, pour que ces modestes mots contribuent à condamner cet acte barbare, je lègue au temps ces fragments de « Kanndjawou » de Lyonel Trouillot qui entrent, d’une certaine manière, en résonance avec ton chant d’âmes et la mémoire émanant de ton bâtiment saccagé. AKARA, la justice attend. Qu’on ne l’oublie jamais.
Ar Guens Jean Mary
Photo : page facebook Araka