Peut-être que c’est par amour ou pour oublier les tribulations du monde, qu’une ville, même plongée dans la boue politique ou le sable mouvant de l’aliénation culturelle, se tue à faire la fête ou rêve d’en inventer une. Et cela par toutes les fourberies accessibles. Par tous les Scarpin à bon prix. Bon, peut-être que c’est par cet amour qui tente de vomir le réel-acide, que la malice populaire se fait chanson des Bouki : “Il n’y a pas de honte à être heureux”. Pauvre Camus ! Sa mère est morte deux fois de suite. Quand on voit sa pensée sortir de son contexte. Une pensée qui devient une gloire sans l’adresse des “montagnes à d’autres montagnes”. Autrement dit : yon mò an vakans au service des iguanes politiques et les simples d’esprit. Peut-être que je me trompe de fête ou je m’égare dans la fourberie quotidienne qui rassure les chiffres d’affaires de certains hommes d’ici. Peut-être que cette fourberie, dispersée dans les rues de Jacmel, a donné naissance à des cerf-volants qui ont raté leur enfance ou leur vocation de flotter avec les tourterelles. Peut être, dis-je.
Fête ou fourberie ? Certains y répondent : “Fête. Fête oh oui putain ! For ever baby”. Jacmel célèbre donc ses 325 papillons dans l’histoire du printemps. 325 pétales d’hibiscus parce qu’elle a été fondée le 28 juillet 1698 par Jean-Baptiste du Casse, administrateur colonial français et armateur de navire négrier.
Entre fête et fourberie, sa w pi pito ? Fourberie : peut-être parce que certains achètent de l’essence deux pour le prix d’un chez leurs collègues pompistes —ces petits artisans de la contrefaçon humaine. Fête : peut-être parce qu’il y a certains qui se disent “Bon, fermons les yeux un moment sur la merde jacmelienne pou n boule jou an tande”. Fourberie : peut-être parce que certains individus ou lézards en pyjama—difficile de les classer ceux-là —invitent des gens de la ville, des “gens comme il faut” à leur salon luxueux parisien pour dépenser la subvention de l’Etat ou leur propre argent qui n’a rien de luxueux. Fête : peut-être parce qu’il n’y a que le grog pour nous “enivrer sans trêve”, nous noyer l’âme-solaire dans une flaque de pisse and love du mensonge autour de 325 bouteilles toujours pleines de fausses promesses, toujours pleines de la vie du petit peuple.
Fête ou fourberie ? La question fourmille la vieille dame ou le kokorat qui quémande de la rue du Commerce jusqu’à l’avenue Barranquilla. Une vieille dame qui choisit, au lieu de voler l’innocence des autres, de faire de rue en rue à la place du porte-à-porte. Alors : fête ou fourberie ? À cette belle question, qui peut y répondre messieurs-dames la société ? Peut-être les gratte-ciels d’immondices qui regorgent tous les moindres recoins de la ville ; du marché Baudouin jusqu’à la place de Toussaint L’ouverture ou le boulevard de Lakou New York. Il faut croire que s’il y avait autant de citoyens conséquents qu’il y a de déchets, Jacmel serait, comme le rabâche si bien la légende populaire et les aliénés des gloires futiles, réellement une Ville-Lumière. D’ailleurs en parlant de “lumière”, cela va faire presque deux ans depuis qu’une bonne partie de la population pisse dans le noir total. Presque deux ans depuis qu’EDH, par besoins logistiques ou autres, nous envoie sa facture de blackout à chaque période de match incontournable. Je dis : presque.
Fête ou fourberie ? Sans vouloir jouer le rabat-joie, je ne saurais trop quoi y répondre en tant que simple humain ayant le mal de verre, de ville et de poèmes. Ô toi Roussan ! Mais je demande est-ce que les bienheureux ou les malheureux d’ici-bas ne seraient pas un nuage assombri par les petites violences invisibles qui font la pluie et le beau temps, les actes manqués, les décrets qui ont trahi la volonté nationale, les amours qui font bordel, les féministes d’Alexandra qui se trompent de Kollontaï ; les prières qui sonnent mal l’asson du paysan ou la grâce des charitables et les rêves qui deviennent orphelins parce que les yeux du plus grand nombre sont en grèves ou affamés d’email. Je me demande si nous savons tous que Jacmel fut la bouche souveraine qui a hébergé le cri blessé de la révolution de l’Amérique Latine avec Simon Bolivar ( El libertador) au début du 19 siècle. Je me le demande, camarades.
Fête ou fourberie ? Messieurs et dames, à vous de me recracher gentillement la réponse dans la soupe. Moi je n’ai ni la tête ni le cœur à boire le grog de nos bassesses et silences ; le whisky du déni, le vin rouge de l’impunité peuplant nos rues et ruses politiques. En attendant que la vraie fête soit une ville touristique ouverte à tous, je vais me promener un peu avec des mots en main en guise de cadeau et d’offrandes à notre honte aussi bleue que la mer de La Saline.
Ar Guens Jean Mary, poète-performeur.